Collection DIBICA Classique
Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.Mgbatou, Étienne
Comme un des premiers croyants Tikar, Mgbatou Étienne est le témoin de Jésus-Christ qui a le plus marqué la conscience des populations du royaume de Gah pendant la période où l’église s’installait dans la région, entre 1940 et 1975. L’impact de Mgbatou a été visible dans sa vie de disciple à l’église, dans son mariage et dans la société. Qui était-il ? Comment a-t-il reçu et exprimé sa foi ? Qu’a-t-il fait comme homme de foi ? Cet article vous propose quelques éléments de réponse à ces questions.
Enfance et initiation à la vie Tikar (1924-1940)
Mgbatou est né à Gah vers 1924 du prince Guimougnoh et de Mbountchi Ngouon qui, elle, était originaire de Beng Beng. Il est l’enfant unique de ses parents. Étant un garçon, le nom Mgbatou lui est donné selon le rituel circonstanciel. Mais ce nom est généralement donné à un fils estimé du roi pour personnaliser son pouvoir dans les royaumes de Gah, Nditam, et Ngambe. Son père n’étant pas roi, que s’était-il passé pour qu’on lui donne ce nom ?
Guimougnoh, son père, était fils du roi Moundie qui le déclara son successeur au conseil des notables chargés de l’initiation royale. Suite à une maladie aigüe, Moundie tomba dans le coma et fut déclaré mort. Les notables prirent Guimougnoh et se mirent à l’initier comme roi selon la recommandation de son père. Mais, quelques instants avant de publier la nouvelle aux populations, le roi Moundie revint à la vie. L’initiation s’arrêta et ce fut la panique générale car Guimougnoh, ayant été pleinement initié en tant que roi, ne pouvait être proclamé co-roi à côté de son père. Malgré la confidentialité de l’événement, les rumeurs coururent et Guimougnoh fut obligé de quitter Gah pour s’exiler à Yino dans sa famille maternelle, près de la rivière Kim à Ngambe. C’est là qu’il passa la majeure partie de sa vie. Après la mort de son père, comme d’autres princes avaient obtenu la faveur des notables à son détriment, son cousin Mgbatou devint roi plutôt que lui. Cependant, son cousin l’invita à revenir au bercail plutôt que de rester à l’étranger à ruminer le passé.
Guimougnoh revint donc s’installer à Gah où son fils naquit. Le roi Mgbatou nomma celui-ci “fils du royaume” ou Mgbatou. Après un certain temps, Guimougnoh trouva bon de se retirer à Kpagan, un village d’émigrés Bamoun à l’ouest de Mimbe–l’autre village Bamoun du royaume de Gah. Guimougnoh y habita longtemps puis tomba malade et mourut. Inhumé sur place, la nouvelle parvint à son neveu Kabwe Koulagna, le nouveau roi, qui se fâcha qu’un prince si valeureux soit enterré en campagne en dehors de Gah, la capitale du royaume. Il dépêcha la société secrète Ngoumbe à Kpagan pour le déterrer et le ramener à Gah où il fut enterré à Moueshi, le cimetière des princes, princesses, et notables. Les autres descendants de la lignée patriarcale de Guimougnoh vivent encore à Gah.
Inconscient de ce qui se passait autour de lui, Mgbatou grandissait dans l’éducation Tikar au sens strict de ce terme. Il subit les cérémonies de protection contre la puissance des sorciers et contre les morsures des serpents. Chaque soir, en compagnie des autres enfants il écoutait attentivement sa mère ou d’autres adultes raconter des contes et des devinettes. Tous ces enfants s’exerçaient à chanter et à danser. Après les travaux champêtres et domestiques, ils exploraient les forêts et les cours d’eau, pratiquant la chasse et la pêche. Pour marquer leur entrée dans l’âge de la raison, ils ont subi le rite de la circoncision. Ensuite ils ont été initiés au Ngwen, une danse secrète exécutée pour confirmer la nomination des dignitaires du royaume. Leur entrée dans l’adolescence a été sanctionnée par l’initiation à la brutale société secrète Ngoumbe dont la police punit les gens pendant les veillées funèbres ou les missions militaires.
Enfin, en tant qu’homme accompli, Mgbatou a conclu ses initiations avec le Wen des Pygmées, une autre danse nocturne accompagnée d’une musique très lugubre qui assure les veillées funèbres. Mgbatou, qui s’est affirmé physiquement, devait aussi le faire moralement en évitant toute inconduite sexuelle. Il devait gagner la confiance des aînés et des parents pour pouvoir se fiancer et fonder un foyer. Mgbatou a atteint l’âge majeur pendant la deuxième guerre mondiale. A partir de ce moment, Gah sera incorporé dans l’ouverture à l’Europe avec la création d’une mission protestante.
Contact avec l’église chrétienne (1940-1946)
Aucun témoignage local ne semble indiquer que la mission s’est implantée à Gah pendant l’époque allemande (entre 1910 et 1915) car il n’y a pas d’anciens élèves des missionnaires allemands ou de chrétiens à Gah dont la conversion remonte à cette période. On en trouve cependant à Ngambe. Il semblerait que l’évangile est arrivé à Gah avant que Mgbatou ait entendu la Bonne Nouvelle.
Il a répondu au message évangélique vers 1940 grâce à l’ouvre du catéchiste Mekoubouen Jacob envoyé à Gah pour installer la mission. Celui-ci était parent de Mgbatou du côté maternel. Mekoubouen Jacob devait recruter par la prédication publique ou par la conversation des hommes et des femmes qui avaient cru au message et leur inculquer les histoires bibliques, le catéchisme, les chants, la prière, et la conduite chrétienne qui devait se manifester dans la vie de tous les jours. Le croyant devait renoncer à plusieurs aspects de la vie tribale que nous verrons ci-dessous. Il devait répondre au son de cloche en étant ponctuel au culte et aux enseignements et aussi participer aux travaux de la mission sous la direction du catéchiste.
Faute de contemporains chrétiens, nous ne savons pas ce qui a amené Mgbatou à se convertir à Christ ou ce qui a touché son cour pour qu’il réponde à l’appel de devenir mun kristo-qui signifie un “homme de Christ” en Tikar. Ce qui est sûr, c’est que Mgbatou a confessé Jésus-Christ comme son Sauveur et a soumis sa vie aux Dix Commandements que l’on récitait pendant les cultes. Un autre élément régulateur de la vie publique du chrétien était l’introduction de l’observation du dimanche comme jour du Seigneur dans une société où cette pratique n’existait pas. Mgbatou adopta donc cette pratique et se préparait pour le dimanche le samedi soir en faisant sa toilette et en mettant de côté son offrande pour l’église. Le dimanche matin une cloche sonnait à sept heures, puis à huit heures pour avertir les fidèles, et puis à neuf heures une troisième cloche sonnait pour signaler le commencement du culte. Après le culte, les croyants se rendaient visite les uns aux autres et allaient aussi voir leurs connaissances non chrétiennes qui posaient des questions pour savoir ce que le catéchiste avait enseigné. Ces questions permettaient aux croyants de témoigner et de discuter la vie tribale. Ces conversations au sujet de la foi amenaient certains à accompagner les croyants au culte le dimanche suivant.
En devenant chrétien publiquement, Mgbatou devait apprendre les autres pratiques de la vie chrétienne. Par exemple, suivant les trois premiers commandements, Mgbatou s’était engagé à se détacher du culte des ancêtres rendu au cimetière royal un demi-kilomètre derrière la chefferie. Dans ce sanctuaire se trouvent les tombes sur lesquelles des libations sont versées saisonnièrement et pendant la fête annuelle qui dure sept jours. Un prêtre, qui y habite pour attiser le feu sacré, reçoit souvent des oracles qu’il apporte au roi. Tous les rois défunts sont des esprits vénérés qui sanctionnent le monde des vivants. Ce sont les Mesue ou “dieux” en Tikar. Mbouensue, le roi des dieux, est le Dieu créateur. C’était lui–Jéhovah et son fils Jésus-Christ–que le catéchiste prêchait. C’était un acte courageux que de se soustraire à ces rites tribales et de confesser la foi chrétienne.
Les commandements cinq à dix ressemblent aux préceptes Tikar, mais ils ont un contenu plus profond car les Tikar se protègent avec des fétiches contre les sorciers et les sorts. Un chrétien ne doit plus porter ou utiliser des fétiches. Un disciple de Christ doit aussi refuser la pratique communautaire de se soûler en buvant le Nkan–un mot Tikar qui veut dire “encerclement” ou “communion.” Cet acte de se soûler manifestait la prouesse des membres de la tribu, tant hommes que femmes.
En tant que chrétien, Mgbatou a aussi appris à se détourner de l’immoralité sexuelle, un autre fléau dans la société Tikar. En effet, pas un mois ne se passait qu’il n’y ait des jugements d’hommes et de femmes pris en flagrant délit d’adultère. Guiê, femme de Mgbatou et princesse, a aussi pratiqué la chasteté. Un adage Tikar dit que “une princesse n’appartient jamais à un homme.” Comme le couple avait adopté Christ comme Seigneur ils ont vécu d’une manière irréprochable dans leur tribu. Mgbatou a abandonné ce qui était ancien pour embrasser ce qui était nouveau.
Suite à la guerre avec les Foulbes de Tibati et les déplacements récurrents des travaux forcés, le taux de natalité avait baisse à Gah. Mgbatou avait donc le devoir de se marier avec un cousin paternel (plutôt que maternel) pour agrandir la lignée originale du village. Mgbatou choisit donc comme fiancée Guiê, sa nièce des mêmes arrière-grandparents paternels. Le père de celle-ci, Mgbarouma Moïse, et son épouse Bamoun, Waayem Madeleine, étaient membres de l’église. Le mariage de Mgbatou et Guiê semblait être bâti sur le fondement de la foi chrétienne par le fait que les deux jeunes se rencontraient aux cultes et aux enseignements. Ils partageaient la même foi et éprouvaient le même bonheur émanant de la parole de Dieu quand ils écoutaient le catéchiste. La déclaration des fiançailles était donc basée sur le fondement de la foi plutôt que la pratique traditionnelle. Par exemple, quand Mgbatou alla demander la main de Guiê, le roi Kawé Koulagna protesta et lui demanda : “Tu devrais être celui qui, avec moi, statues sur ce mariage parce que c’est ta fille et tu m’apportes la dot ? Puisque c’est la coûtume des gens de Gah, si vous vous êtes entendus, ça va.” Il est intéressant de remarquer qu’aucune opposition ne s’est manifestée de la part des parents géniteurs ou du catéchiste.
Mgbatou, prince de Gah, en se fiançant à la princesse Guiê devient ainsi gendre du roi. C’est une nouvelle étape dans les chroniques du royaume de Gah et les gens en parlent. Les deux jeunes continuent à fréquenter les cultes et les enseignements du catéchiste. Mgbatou s’affirme en tant qu’homme en payant régulièrement, année après année, le montant requis de la dot. En grandissant Guiê semble destinée à une vie d’épouse modèle car elle manifeste les vertus tribales et chrétiennes. Mgbatou bâtit sa maison près de son oncle paternel Semingbe.
Quand le jour du mariage arrive enfin il y a beaucoup de réjouissances. Mais la différence avec les autres cérémonies de mariage est que le catéchiste a présidé sur une bonne partie de la manifestation avec la prière et un sermon, suivi de chants et de danses chrétiens. Beaucoup de non chrétiens ont compris ce qui se passait à la mission et ont pris part à la danse alors que d’autres promettaient de se marier ou de marier leurs enfants de la même façon. Ainsi le nouveau ménage formé par Mgbatou et Guiê, fondé sur la foi, va rayonner la foi dans le village.
Le temps de la croissance dans la communauté de foi (1946-1952)
Le nouveau couple prend sa place dans la société active. Ils cultivent des champs, élèvent des poulets, des canards et des moutons. Ils prennent part à la pêche collective en saison sèche. Mgbatou accomplit bien ses devoirs d’homme en exécutant ses tours aux obligations de porteur et de travaux forcés à Yoko. Guiê s’adonne à préparer la boisson locale Nkan pour la vente comme toutes les femmes. Ils sont très réguliers aux cultes, aux enseignements, et aux travaux de la mission dont ils sont les voisins immédiats. Ils apprennent bien la doctrine et après se posent des questions pour voir qui a le plus retenu. Guiê semble retenir le mieux et Mgbatou s’en félicite. Ils chantent et prient ensemble. Ils prennent soin de préparer leurs offrandes ensemble et apportent de leurs produits vivriers ainsi que de la viande et du poisson au catéchiste et à sa femme. Quand ils ont les moyens financiers, ils leur envoient aussi du Nkan si Guiê en a préparé. Lorsque le catéchiste voyage, Mgbatou le remplace. Il sonne la cloche, dirige le culte avec des chants et la prière. Bien que jeune, leur ménage devient le lieu de rencontre des chrétiens du village. C’est d’eux que le catéchiste s’informe de la vraie version de la vie de la communauté et du village.
En 1947, Guiê accouche de leur premier enfant–un garçon. Tous les membres de la famille et de l’église sont dans la joie. Mgbarouma Moïse et son frère le roi Kawé décident de donner à l’enfant le nom de leur défunt père le roi Mgbatou–un geste acclamé dans le village et la communauté. Quelques mois plus tard, toute la famille se présente au baptême, qui va instiguer une transformation à la fois spirituelle et sociale. A la veille du baptême tous ceux de la maison doivent porter un nouveau nom qui signale leur appartenance à Jésus-Christ. Le nom donné à un converti n’était pas un simple problème de choix ou de hasard mais devait incarner et concrétiser le caractère du patronyme. Après avoir bien observé l’évolution de la foi de Mgbatou, Mekoubouen Jacob décida de lui donner le nom d’Étienne. Les noms à l’époque étaient donnés la veille du baptême. Mgbatou, qui devenait donc Étienne, devait avoir des ressemblances remarquables à son homologue dans la Bible, manifestant des vertus bibliques et un caractère dynamique. Il aurait aussi sûrement subi des persécutions vu son statut social de prince. Avant lui, personne n’avait porté ce nom à Ngambe ou dans les villages environnants. Bien des années plus tard, un seul jeune de l’âge du premier enfant de Mgbatou Étienne a pris ce nom parce qu’il voyait en lui un modèle.
Mgbatou fut baptisé à Gah ou à Ngambe le même jour que son épouse Guiê–baptisée Erna–et leur fils Joseph. Le baptême fut administré par un missionnaire norvégien dont nous ne savons le nom. Mgbatou Étienne était l’un des premiers convertis à la foi chrétienne à la mission protestante. Très peu de temps après, la communauté va connaître le départ du catéchiste Mekoubouen Jacob qui fut remplacé par Longwé pour un certain temps, qui est ensuite remplacé par Nyindji Célestin, un parent de Mgbatou Étienne. L’influence de Nyindji Célestin a surpassé celle de son prédécesseur mais n’égalera pas celle du pionnier Mekoubouen Jacob.
Vers 1952, un nouveau catéchiste, Tazoro Hans, arriva de Ngambe. Il va jouer un rôle déterminant dans l’église de Gah et dans la vie du couple Mgbatou Étienne et Erna pour trois décennies. Son arrivée est suivie par l’accouchement du deuxième garçon du couple. Le roi Ninkoun de Nditam, cousin du royaume de Gah dans la lignée Tikar, est en visite à ce moment-là. Avec l’accord du roi Kawé, il donne son nom à l’enfant pour marquer la date de sa visite à sa parenté. C’est un honneur à la famille. Mais le catéchiste Tazoro ne reste pas muet et marque aussi sa présence en donnant son prénom Hans, qui signifie Jean, à l’enfant. Ce nom est un des vestiges du christianisme allemand. L’engagement de la foi chrétienne de Mgbatou Étienne et d’Erna fait ainsi pénétrer l’évangile dans la noblesse du royaume de Gah et au delà de ses frontières.
Le rayonnement de la foi dans l’église locale et la plaine Tikar
L’événement du baptême a consacré le couple comme gens du Christ. La présence effective du catéchiste Tazoro enrichit leur foi et les pousse à jouer un rôle important dans la société. Entre temps le roi Kawé Koulagna meurt et son petit frère Mgbarouma Moïse, présumé héritier avant son aîné, est intronisé roi. Il se convertit à l’Islam et devient Adamou pour s’accommoder avec l’esprit du temps. Sa femme Waayem Madeleine ne le suit pas et garde sa foi. Mgbatou Étienne est prince et gendre du roi en direct. Nous ne pouvons déduire les avantages et désavantages de cet événement dans leur vie mais il semble que rien n’a menacé leur appartenance religieuse.
Le couple sera très fécond. Un troisième garçon nait vers 1955 qui portera le nom de Kitum Emmanuel. Une fille suit en 1959 juste après la mort de maman Waayem Madeleine dont l’enfant porte le nom. Mgbatou Étienne s’affirme comme responsable dans la communauté vu sa charge familiale.
Leur vie conjugale est harmonieuse, sans bagarres ou plaintes pour régler un différend. Seule la joie anime le couple avec leurs enfants. Ils accueillent et hébergent les membres des deux familles et des marchands ambulants de passage. A Noël Étienne participe au nettoyage de la concession de l’église et à la construction de du hangar pour abriter la réception devant la cour de l’église. Avec les autres femmes Erna s’empresse de crépir et badigeonner les murs et le sol. Le couple doit aussi contribuer du maïs pour que les femmes préparent le Nkan de la fête et garder une partie pour la nourriture. Pour ainsi agrémenter la fête de la nativité, Étienne, Ngoumbli Joseph et Nkoundi Nicolas (celui-ci est catholique) vont aller chasser et pêcher deux à trois semaines avant la fête pour garantir des mets copieux. En plus de leur contribution à l’église, ils ne recevaient pas moins de cinquante à cent personnes dans leur maison pour exprimer leur joie du salut. Plus de la moitié des invités étaient des musulmans de la famille maternelle de Guiê venant de Mimbe et ceux de sa famille paternelle de Ngoundje, Mgboto et Mbioko, sans oublier les Pygmées, les véritables traditionalistes.
Mgbatou Étienne a vite compris la valeur de l’école en travaillant avec les catéchistes qui lui ont dit comment le monde allait changer avec l’éducation. Leur fils Joseph qui a suivi les cours avec le catéchiste doit, malgré l’amour de ses parents pour lui, aller à l’école à Bankim à plus de soixante-dix kilomètres à pied, avec quelques autres enfants. Il y reste et réussit bien à l’entrée aux classes supérieures. Il revient à Gah pendant les petits congés de Noël et de Pâques ainsi que pendant les grandes vacances. Bien qu’ils aient pas toujours assez d’argent pour le soutien scolaire de Joseph, le couple réussit tant bien que mal. Joseph supporte la souffrance et doit travailler pour survivre.
Entre temps Hans va aussi à l’école et réussit bien à toutes les interrogations pour passer aux classes supérieures. Malheureusement Emmanuel et Madeleine contractent des maladies mentales qui ne leur permettent pas d’aller à l’école. Cinq autres filles et garçons naissent entre 1965 et 1974 mais, eux aussi, développent les mêmes sortes de maladie ou meurent tragiquement avant l’âge scolaire. Pendant ces années d’épreuves, Mgbatou Étienne et Erna devaient amener les enfants de un à trois ans hors du village pour les faire traiter et, en leur absence, s’assurer que Hans et la grand-mère Mbountchi Ngouon s’occupent d’Emmanuel et de Madeleine. Le seul événement encourageant de cette période était le baptême de la grand-mère Mbountchi Ngouon par le Pasteur Houngue Othon de Ngambe.
Les études de Joseph sont menacées faute de moyens financiers mais leurs moutons servent à payer les frais. Leur longues absences de trois à six mois hors du village pour traiter leurs enfants malades créent un déséquilibre dans la vie de la communauté dont tout le monde parle. Mais, malgré ces épreuves, ils ont la joie de voir Joseph réussir au CEPE (Certificat d’études primaires élémentaires) qui lui permet d’entrer en classe de sixième au Collège Protestant de N’Gaoundéré à plus de 700 kilomètres. Les missionnaires se proposent pour payer la grande partie de la pension, mais les parents doivent aussi contribuer à son soutien. Étienne et Erna entament donc une vie de sacrifice pour l’education de Joseph et, plus tard, de Hans. Ils envoient les revenus des produits champêtres, de la chasse, de la pêche et des boissons préparées par Erna chaque mois aux missionnaires à Bankim. Le couple ne s’achète plus jamais d’habits coûteux. Toutes les lettres qui arrivent réclament de l’argent, même les nouvelles transmises de bouche à oreille. Beaucoup des gens les raillaient en disant : “Au lieu de manger, de boire et de s’habiller Étienne et sa femme sont devenus esclaves de leurs enfants à cause des études. Ils pensent que ça aboutira à quoi ?” Sauf pour traiter un malade, personne n’avait jamais consenti à subir de telles limitations pour l’éducation d’un enfant dans le royaume de Gah. Il fallait aussi pallier aux besoins de Hans qui était à la fin de ses études primaires. Étienne a passé l’année 1968-1969 à Yoko avec lui pour établir son acte de naissance. Bien que brillant, Hans a dû se contenter de son CEPE en 1970 à cause du manque d’argent pour payer les frais de la scolarité. Étienne et Erna, qui avaient compris le sacrifice de leur Sauveur, ont donné l’exemple à la communauté en se sacrifiant pour leurs enfants.
Le catéchiste Tazoro devait prendre part aux réunions annuelles des églises du district mais comme il n’aimait pas beaucoup voyager, Mgbatou Étienne est allé à sa place, représenter l’église de Gah. Beaucoup croyaient qu’il était catéchiste ou évangéliste, vu ses bons rapports publics des activités de sa communauté. Parfois les chrétiens n’honoraient pas leur engagement à payer la contribution financière demandée pour le fonctionnement de la mission. Mgbatou Étienne payait d’abord sa quotte part et comblait le reste pour éviter la honte de sa communauté et village. Il faisait ces voyages à ses frais même si on marchait plus à pied en ce temps-là. Il sacrifiait sa femme, ses enfants, ses champs, ses pièges, ses hameçons, et ses filets pour la cause de l’évangile.
En 1969 Mgbatou Étienne et d’autres ont résolu d’abandonner le bâtiment de culte en piquets et nattes, qui n’était plus à la mode, pour en construire un nouveau en briques de terre. C’était un événement dans le village et la paroisse car même certains villageois n’avaient pas encore construit leur propre maison en briques. Ils sont même allés au delà de la simple construction en posant la toiture du bâtiment en tôles. Le catéchiste Tazoro réalisa enfin que l’église était en train de prendre racine à Gah et que son travail était désormais de nourrir des chrétiens qui avaient atteint une certaine maturité spirituelle.
Comme Étienne et Erna n’avait plus d’enfants scolarisables, ils décidèrent, dès 1970, d’offrir l’hospitalité aux enseignants. Ils les soutenaient dans leurs problèmes et contribuaient à les nourrir. Ils accueillaient aussi tous les étrangers de l’église et les missionnaires. Pour ne pas voir l’école fermer, Mgbatou Étienne a pris sur lui de reconstruire deux salles de classe avec son cousin Wemben, un musulman, parent de plusieurs élèves. Mgbatou Étienne le faisait pour l’amour de Christ car il comprenait bien que l’église se développerait grâce à la jeunesse.
Son engagement dans la société
Même si Mgbatou Étienne naquit et grandit à Gah, il dut aller à Yoko pour les travaux forcés à plusieurs reprises. Il a aidé à creuser la route Ngambe-Yoko et celle de Mapou qui va jusqu’à la rivière Mbam dans le Noun mais il n’est pas allé à Nkongsamba comme ses contemporains. Néanmoins, il parlait le pidgin-english et un peu d’ewondo en dehors de son Tikar natal.
Progressiste, il a planté un quart d’hectare de caféiers au début de la vulgarisation avant 1960 car il avait compris que l’économie allait se baser sur les cultures de rente. Il a vu ses enfants travailler en tant que personnes lettrées. Après être allé à l’Université de Yaoundé, Joseph est entré à l’École Normale Supérieure. Hans, pour sa part, a reçu une formation d’enseignant de la mission à N’Gaoundéré en 1972 et il travaillait déjà.
Le couple s’est lancé dans la construction de la maison familiale en 1974 et 1975. Mais, au moment où les murs étaient achevés et il ne restait plus qu’à poser la toiture, Mgbatou Étienne tomba malade et mourut le 25 avril 1975 à l’hôpital de Foumban. Joseph ramena son corps à Gah où l’on mena un grand deuil. En effet le catéchiste Tazoro enterrait son bras droit.
Signification de Jésus Christ dans sa vie
Avant de mourir, Étienne, qui chantait les cantiques du recueil par coeur et méditait leur signification pour sa vie, avait dit : “Si je meurs, chantez toujours le cantique Mun ne ni mun ce Yesu Krist (qui se traduit ‘L’homme qui est en Jésus-Christ’).” En voici la traduction (par l’auteur) :
L’homme qui est l’homme de Jésus Christ Ne le haît pas Quand il va en guerre. Le chef de l’armée l’appelle par son nom. Ils se battent beaucoup, Ils sont nombreux au champ de bataille, Ils ne sonnent la trompette que si la lutte est trop forte Pour que vous entendiez et veniez
Le chef de l’armée c’est Jésus Christ, Il marche devant son peuple. Satan lutte contre les disciples de Jésus Il voudrait qu’ils lui obéissent Il continue de les chercher Pour qu’ils acceptent sa voie. Ils vont au Seigneur Jésus Chercher son aide pour le vaincre.
Tu seras plus puissant que Satan. Dieu te récompensera Il veut que tu habites son royaume Que tous ses biens t’appartiennent. Tu seras comme un grand roi Tout le péché cessera chez toi Tu auras les biens eternels au ciel Tous les jours tu seras bien portant.
Ainsi donc, lutte de toute ta force Le monde terrestre est un monde de combat Quand ton jour arrive tu mourras La guerre cessera au ciel Dieu te dit aujourd’hui Que tu as été vainqueur. Mon enfant je te dis merci Tu as bien agi.
Mgbatou Étienne avait compris qu’être chrétien signifiait être homme du Christ. Il s’efforçait de le devenir de plus en plus, jour après jour. Lui, le prince dont les habitants vénéraient les ancêtres, trouva le sens de la vie en Jésus-Christ, le fils de Dieu, car pour lui, le culte des ancêtres ne satisfaisait pas ses convictions. Au contraire, le culte et les enseignements à la mission étaient devenus partie intégrante de sa vie. Il s’engagea à vivre cette parole au vu de tous en produisant des actions d’amour dictées par l’amour de Christ. Comme il ne pouvait pas lire pour étudier la Bible et la prêcher, il prêcha par les actes qui sont aussi puissants que la parole. Par exemple, on ne lui a jamais reproché des dettes ou des impôts non payés.
Dans la société Tikar, l’homme est compris dans sa cosmologie. Tout ce qu’il fait est analysé dans le contexte des valeurs émanant de cette cosmologie. Mgbatou Étienne, l’homme de Christ, le serviteur, le vassal, le disciple, la propriété du Christ n’était plus Tikar dans son essence même si sa forme restait Tikar. Son essence vitale était soumise à Christ et retenue captive. Sa vie était fondée sur la parole de Christ dont les promesses guidaient et éclairait sa vie.
Après la mort de son mari, Erna est restée ferme dans la foi. L’église a continué de grandir et de s’édifier.
Robert Adamou Pindzié
Bibliographie
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EELC Bankim, “Me Nshib Nswaeb Ne Ke Le Tikari Nun,” (“Les cantiques en langue Tikar”) ed. 1982.
Guie Erna, épouse de Mgbatou Etienne, interviewée par l’auteur le 22 mars 2000 à Bankim, le 24 mai 2002 à Mimbe, le 3 mars 2006 à Mimbe, et le 26 août 2006 à Gah.
Mgbatou Joseph, fils ainé du couple, interviewé par l’auteur le 26 octobre 2005 à Yaoundé.
Ninko Hans, fils cadet du couple, interviewé par l’auteur le 28 août 2007 à Gah et le 28 septembre 2007 à Gah par Houmbodjo Fidèle.
Cet article, reçu en 2007, est le produit des recherches du Révérend Robert Adamou Pindzié. Celui-ci est professeur à la Faculté de Théologie Evangélique du Cameroun à Yaoundé et récipiendaire de la bourse du Projet Luc en 2007-2008.
Photo Gallery
[1] Mgbatou-1990.
[2] Épouse de Mgbatou