Collection DIBICA Classique
Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.Crouzet, Jacques
Jacques Crouzet, par toutes ses ascendances, appartenait à cette glèbe languedocienne qui a conservé, à travers les siècles, comme un héritage sacré, les qualités intrinsèques des paysans romains, de solidité, de fidélité, de ténacité et de bon sens. Terre aussi très tôt christianisée, car la foulée des légionnaires avait tracé la voie aux missionnaires venus d’Italie, ou de Grèce.
La famille paternelle comme la famille maternelle du petit Jacques étaient des propriétaires fonciers qui arrachaient à la terre leur pain quotidien; mais son grand-père avait hérité d’un oncle une “charge” de maréchal-ferrant, charge en effet, car le forgeron comptait parmi les notables du village et son atelier, toujours achalandé, servait de lieu de rencontre où se débattaient les affaires du terroir. Dans ce milieu rural, les premiers mots qui frappèrent les oreilles de l’enfant furent de bon occitan. Voilà pour le temporel.
Pour le spirituel, l’oncle Antoine devait y veiller. D’abord vicaire à Saint-Denis de Montpellier, l’abbé Antoine Crouzet, quand le neveu eut l’âge d’être catéchisé, était curé de Saint-Jean-de-Bègues, à quelques quarante-cinq kilomètres de Lansargues. On lui confia Jacques; et ce fut là sans doute que celui-ci dût entendre le premier appel du Ciel.
Toujours est-il qu’à la rentrée de 1860 il fut admis au Petit Séminaire de Montpellier. Huit ans plus tard, sa vocation s’étant singulièrement affirmée, il se retrouvait novice au Grand Séminaire des Lazaristes à Paris, car c’était missionnaire qu’il voulait être. L’ultime commandement du Christ à ses disciples avait retenti en son âme : “Allez enseigner toutes les nations !” Il s’y prépara avec application afin de s’y donner entièrement, comme il sied à tout missionnaire chrétien, qu’il soit catholique ou protestant.
La guerre franco-allemande devait faire temporairement de lui un ambulancier-infirmier, à Tours d’abord, sur les bords de l’Adour ensuite, mais il ne vit là qu’un complément heureux de formation, car le missionnaire doit aussi savoir soigner les corps. Rentré à Paris, il recevait le diaconat le 21 décembre 1872 et accédait à la prêtrise le 7 juin suivant.
Missionnaire! Quel serait son champ d’apostolat? “Doucement, jeune homme. Il faut d’abord que l’on puisse vous jauger. Vous commencerez par l’enseignement dans nos collèges de Syrie. Ensuite, nous verrons”. Bien. De 1873 à 1877, années d’apprentissage à Antoura (école d’arabe, initiation à la vie orientale); de 1877 à 1883, années d’application à Damas. Après quoi, le Père Crouzet fut jugé apte à devenir le supérieur du collège de Damas, tout simplement. Il devait le rester cinq ans.
L’ayant ainsi suffisamment jaugé, on pense à lui pour une tâche difficile: le vicariat apostolique d’Abyssinie, ce pays chrétien schismatique qui avait persécuté, jusqu’au martyre, les missionnaires de Rome. C’était l’époque où les Italiens s’installaient en Érythrée. Mgr Crouzet, consacré évêque de Zéphyre in partibus infidelium, débarquait à Massaoua le 24 décembre 1888. D’abord aidé par les Italiens, il put en janvier s’installer à Keren. Mais les bonnes dispositions des Italiens ne durèrent pas. Ils prirent bientôt ombrage de la présence de prêtres “étrangers” dans “leur” colonie. Bref, le vicaire apostolique se vit contraint de se démettre; il quitta l’Érythrée le 28 octobre 1894. Le 4 février 1895, Missionnaires lazaristes et Filles de la Charité de saint Vincent-de-Paul, frappés par un décret d’expulsion, cédaient la place aux Capucins italiens.
En attendant mieux, le supérieur général des Lazaristes chargea Mgr Crouzet de visiter les œuvres missionnaires du Brésil, du Paraguay, et de l’Argentine. Le 16 février 1896, le pape Léon XIII érigeait le vicariat apostolique de Madagascar-Sud, au sud du 22ème degré de latitude, et en nommait en même temps Mgr Crouzet premier vicaire apostolique.
Enfin, un champ d’action digne de lui s’offrait à Mgr Crouzet. Il allait s’y donner corps et âme durant trente-six ans et plus. La région avait été l’objet d’une timide tentative d’évangélisation de 1613 à 1617 de la part de Jésuites portugais; puis d’une autre plus sérieuse, de 1648 à 1674 de la part, déjà, de Lazaristes français. Ces derniers revinrent sporadiquement à Madagascar dans le cours du XVIIIème siècle, mais la Révolution ruina leurs efforts. À partir de 1855 quelques Jésuites de Tananarive poussèrent quelques pointes vers le sud. Seule, entre temps, une mission protestante y avait pris pied.
C’est assez dire que lorsque Mgr Crouzet débarqua à Fort-Dauphin, le 7 avril 1896, avec un père et trois frères, comme lui “rescapés” d’Abyssinie, il y avait absolument tout à faire sur le plan catholique. Son “royaume” s’étendait sensiblement sur les provinces de Fort-Dauphin, de Farafangana, de Manankara, de Betroka, et, en partie, de Tuléar et d’Ankazoabé, englobant une douzaine de tribus: Antaimoro, Antefasy, Zafisoro, Tanosy, Tatsimo, Tandroy, Vezo, Mahafaly, Masikoro, Bara, Tanala, Taisaka. Fort-Dauphin, qui sortait tout juste de l’occupation merina, se composait de deux petits villages aux paillottes misérables: Andembé, dans le vallonnement principal, et Ampasikabo qui étageait ses cases sur la haute dune, aujourd’hui désertée, dominant la douane, et où se trouvait le réservoir de la ville. Le terrain de la mission était situé au centre de la presqu’île, au voisinage de la propriété des protestants norvégiens d’Amérique. La chapelle occupait la plate-forme d’un petit mamelon. Tout alentour “… s’épaississait la brousse courte recouvrant de ses épines les innombrables tombes éparpillées sur les trois collines, où cailles, pintades, serpents, rats, hérissons, tandraka, pullulaient, fuyards inoffensifs, bloqués par les rochers et les flots.” Quant à la chapelle, Mgr Crouzet la décrit ainsi: “Construction en bois, à la charpente solide, bordages en côtes de feuilles de ravinala, quinze mètres de long sur cinq de large, dont une partie est disloquée, porte branlante, fenêtres pendant lamentablement. À l’extrémité, une sorte de cagibi servant de sacristie. À l’intérieur, le sol de sable recouvert de nattes usées, cinq petits bancs, une barrière formée de trois tringles en bois à peine dégrossi servant de table de communion; quatre bâtons plantés en terre, un tableau de mathématiques, creusé en son milieu pour la pierre sacrée, étaient l’autel. Un long moment, je restai à genoux; et je me relevai après avais baisé la terre.” Ce baiser à la terre malgache c’était comme un acte d’amour de celui qui allait devenir un de ses fils.
Naturellement, si l’on pouvait songer à établir des postes missionnaires le long de la côte, au nord de Fort-Dauphin, puis à l’ouest et au nord-est, il n’était pas question de se répandre dans l’intérieur alors en pleine zone d’insécurité. Le vicaire apostolique s’employa d’abord à donner à l’humble chapelle, sinon une allure de … cathédrale, du moins un air de décente église, en même temps qu’il mettait sur pieds écoles de garçons et de filles, grâce à l’arrivée de quelques Sœurs de la Charité. Puis méthodiquement il entreprit une plus large prise de possession, lente mais tout de même efficace, à mesure que lui parvenaient de France des renforts en pères et en frères. Ainsi virent le jour les postes de Tuléar, d’Ampasimena, de Farafangana, de Vohipeno, d’Ivato.
D’emblée, le général Galliéni, lors d’une première visite, avait montré tout l’intérêt qu’il portait à la mission. Il y revint en juin 1898, avec le colonel Lyautey, et décida de lui allouer pendant cinq ans une subvention de dix mille francs, pour “soutenir les œuvres fondées jugées très utiles au bien du pays.” Madagascar étant désormais dans l’orbite de la France, les autorités responsables ne pouvaient ignorer en effet l’activité spirituelle, éducative, et charitable de prêtres français. En octobre 190l, l’administrateur Bénévent demande expressément à Mgr Crouzet de prendre en charge la léproserie d’Ambatoabo à Farafangana. Il offrait 1 800 francs, vingt bœufs et une allocation de cinq francs par jour et par malade, plus les visites médicales et les médicaments. Mais la mission devait endosser les frais de personnel et d’entretien. Mgr Crouzet hésita. Le colonel Lyautey fut dépêché pour le presser d’accepter, car “c’était urgent”. Alors l’évêque acquiesça. Le Père Lasne fut nommé responsable, deux saintes filles, maîtresses d’école, se muèrent en infirmières et la léproserie était ouverte le 10 mars 1902, à la satisfaction de Galliéni. Les pauvres malades affluèrent: cent en août, trois-cent-quinze en février 1903, et bientôt de quatre-cent-cinquante à cinq cents. Quasi miraculeusement, le vicaire apostolique trouvait toujours à temps l’argent nécessaire. En 1904, une vraie cathédrale avait enfin remplacé la chapelle du début.
Mais les fluctuations de la politique métropolitaine avaient des répercussions immédiates, et souvent néfastes, dans l’outre-mer. C’est ainsi qu’en 1907 une dure épreuve frappa la Mission, par l’application intempestive des lois laïques de l’enseignement: il fallut fermer les écoles faute de maîtres diplômés. On ne put maintenir que l’école de Fort-Dauphin.
En 1911, Mgr Crouzet reçut un coadjuteur en la personne de son collaborateur le plus proche, le Père Lasne. Alors âgé de soixante-deux ans, il se réserve plus spécialement la province de Fort-Dauphin, confiant celles de Farafangana, de Betroka et de Tuléar à son coadjuteur. Quand éclate la guerre de 1914, Mgr Crouzet était en France pour l’assemblée générale de sa congrégation. Il ne put regagner Madagascar, et il se retrouve, par intérim, simple curé de Lansargues, son village natal! Mais à soixante-dix ans, il reprit la crosse de l’évêque missionnaire, tandis que son coadjuteur, surmené, rentrait à son tour en France pour rétablir sa santé. Avec son retour, et celui des sept pères mobilisés, on put enfin songer à pénétrer plus profondément dans l’arrière-pays, malgré le peu d’effectifs: quinze prêtres, six frères, vingt Filles de la Charité. C’étaient des randonnées, souvent harassantes, en filanzane, à dos d’âne ou de mulet, ou simplement à pied, parfois en pirogue, à travers la savane. Les missionnaires célébraient la messe chez l’habitant, faute de chapelles, dans les nombreuses chrétientés naissantes. Mais les néophytes se faisaient honneur d’édifier de leurs mains leurs chapelles, soit en planches à Behara, à Ambondro, à Ampasimena, à Manantenina, en torchis à Tamotamo, soit en briques à Ampanihy, à Tsivory, à Ranomafana, ou en vraie pierre à Ambovombe (vingt mètres de long), à Antanimora, à Tsihombe (vingt-huit mètres, flanquée de deux tours), à Beloha, à Tranoroa (quinze mètres), à Bekily (vingt mètres).
Avec son opulente barbe blanche, Jacques Crouzet faisait figure de patriarche Malgache, et son prestige était grand. Authentique missionnaire, il s’était fait Malgache chez les Malgaches. Le gouverneur général Olivier, après lui avoir rendu un public et éclatant hommage au cours d’une tournée dans le sud, avait la satisfaction de lui télégraphier le 27 janvier 1928: “Heureux vous annoncer avoir été nommé, sur ma proposition, chevalier de la Légion d’Honneur. Veuillez accepter mes plus chaleureuses félicitations pour cette distinction si noblement gagnée et qui récompense les inappréciables services que vous avez rendus en Orient et à Madagascar, au cours de votre longue et admirable carrière, à la cause française et à la civilisation.” La Légion d’Honneur, enfin! Dès le 13 août 1901, le général Galliéni et le colonel Lyautey l’avaient demandée pour lui, et encore en 1905, mais en vain. Elle arrivait maintenant grâce à M. Olivier. Pour sa remise officielle, le récipiendaire choisit le jour du 28 octobre, en la fête du Christ-Roi, qui marquait le soixantième anniversaire de sa vocation religieuse, le cinquante-cinquième de sa prêtrise et le quarantième de sa consécration épiscopale. Ce fut une apothéose.
Il restait à ce bon serviteur de Dieu à parfaire cette œuvre si patiemment élaborée: un troupeau de 35 000 âmes en trente-cinq ans d’évangélisation. Pour continuer la tâche, Mgr Lasne étant mort, Rome lui accorda un nouveau coadjuteur, Mgr Sévat. Mais l’âge venait, inexorable. “Le poids des ans se fait sentir de plus en plus … C’est la loi commune; si on veut vivre longtemps, il faut consentir à vieillir. .. Donc, avec le mois d’avril 1932, je suis entré dans mes quatre-vingt-quatre ans. C’est beaucoup pour un seul homme et je m’en aperçois! Soyons juste, je n’ai pas à me plaindre, et allons à la volonté de Dieu.”
Le 30 décembre 1932 une pneumonie le terrassa. Le 31 il dut s’aliter pour ne plus se relever. Le dimanche 8 janvier sur les deux heures du matin il entra en agonie et il s’éteignit à trois heures et demie. Le mercredi suivant deux mille personnes, venues par les chemins détrempés, car il pleuvait, le suivirent jusqu’à sa dernière demeure dans le sable rouge de la falaise dauphine.
Ainsi passa ce grand serviteur de Madagascar.
Georges Cerebelaud-Salagnac
Bibliographie
Canitrot (Étienne-Joseph), Au sud de l’Ile rouge, Jacques-Jean Crouzet, vicaire apostolique de Fort-Dauphin, 1849-1932, Librairie Vincentienne et Missionnaire, Bellevue, 1937.
Cet article, réimprîmé ici avec permission, est tiré d’Hommes et Destins: Dictionnaire biographique d’Outre-Mer, tome 3, publié en 1977 par l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (15, rue la Pérouse, 75116 Paris, France). Tous droits réservés.