Zakariasy, Albert
Un théologien entré en politique.
Le 13 octobre 1993 est mort à Moramanga (Province de Tamatave, Madagascar) le pasteur Albert Zakariasy, à l’âge de 67 ans ; il s’occupait ces derniers temps avec sa femme du Centre créé par eux pour la sauvegarde et l’entraide à l’enfance.
Grande figure du protestantisme malgache, mais figure contestée, il a disparu trop tôt pour que le temps apaise les passions politiques suscitées par son identification avec le régime déchu auquel il avait apporté sa foi, son soutien actif et sa caution théologique. Il était en effet très lié à l’amiral Didier Ratsiraka qui lui faisait confiance au sein du Parti AREMA (Avant-Garde de la Révolution Malgache). Avant la chute du régime et l’écroulement de ses institutions, il avait été pendant trois législatures successives élu député d’Anosibe an’Ala (Province de Tamatave) et dans la foulée, vice-président du parlement malgache, l’Assemblée Nationale Populaire sous la IIe République de Madagascar. Les élections de l’été dernier ont porté d’autres députés au nouveau parlement. L’Union des Parlementaires de Madagascar a été la seule institution, à ma connaissance, qui ait fait paraître dans le quotidien Midi Madagasikara (samedi 16 octobre 1993) un faire-part du décès de leur ancien collègue.
Depuis une quinzaine d’années Albert Zakariasy n’exerçait plus aucune fonction officielle dans l’Église réformée (FJKM) dont il restait cependant pasteur et qu’il a servie avec vigueur et efficacité pendant de très nombreuses années comme enseignant, pasteur et théologien. Ses options politiques et finalement son engagement apparemment sans faille sous le drapeau ratsirakiste l’ont opposé à son Église qui dès 1980 avait perdu confiance dans le régime et pris, en 1991, officielle-ment position pour le renversement du Président Ratsiraka avec le succès que l’on sait. En 1993 un nouveau régime et de nouvelles institutions ont été mis en place à Madagascar, laissant sur la touche l’Amiral Ratsiraka, ses amis et son parti, mais aucun procès politique n’a été intenté à l’ancien personnel politique malgache, à la différence de ce qu’on a connu par exemple en Roumanie ou, plus anciennement, en France même.
Un chrétien de la première génération
A Madagascar on est souvent chrétien de père en fils depuis des générations, depuis le temps des martyrs au XIXe siècle. Mais cela n’est pas le cas dans toutes les régions de l’Île. Albert Zakariasy était un chrétien de la première génération, qui avait décidé dans son jeune âge de rompre avec le paganisme, qu’il savait décrire avec une brûlante émotion, sans les atténuations que les intellectuels d’aujourd’hui se croient tenus d’utiliser dans ce domaine. Ce n’est pas Zakariasy qui aurait parlé du “génie du paganisme” (Marc Augé) !
Mlle Geneviève Barnaud, amie des Zakariasy depuis une cinquantaine d’années, m’a raconté les premières années d’éducation de Zakariasy et je suis heureux de pouvoir citer son récit :
Zakariasy ne fréquenta l’école que tardivement. Ses parents, paysans et illettrés, l’envoyaient garder les bœufs. Tous les jours il voyait les enfants passer pour aller à l’école, mais n’obtenait jamais la permission de les accompagner. Un jour enfin il abandonna les bœufs et les suivit.
L’instituteur informé le ramena lui-même après la classe et obtint des parents qu’il devienne élève régulier. Il travailla si bien qu’il fut désigné pour continuer ses études à l’école régionale d’Ambatomanga [de la Société des Missions Évangéliques de Paris] où il arriva un beau jour amené par le pasteur Raymond Delord. Il avait déjà 16 ans [en 1942] mais il rattrapa vite ses camarades car il fit deux classes par an!
Ambatomanga il devint catéchumène. Au début d’un mois de vacances (ce devait être en 1944), il décida de retourner chez ses parents qu’il n’avait pas vus depuis deux ans. N’ayant pas d’argent il ferait le voyage à pied avec deux camarades betsimisaraka comme lui. Munis d’une bonne provision de riz qu’ils pouvaient faire cuire en route, ils partirent et, arrivés à Moramanga, firent une bonne halte. On leur offrit du « laoka » [mot qui désigne tout ce qui s’ajoute au plat de riz: viande, légumes, poisson, etc.] pour accompagner leur riz. Aubaine! Mais dans ce bouillon il y avait de l’anguille, justement l’aliment interdit [fady] pour la famille de Zakariasy. Il n’hésita pas longtemps. « Je suis chrétien, je n’ai pas peur. » Et il en mangea comme les autres.
Lorsqu’il parvint à la maison de ses parents, celle-ci était close et de l’intérieur les parents lui dirent « Va-t-en, tu n’es plus notre fils, tu as violé le fady familial. » Il ne parvint pas à les convaincre et trois jours plus tard il était de retour, bien fatigué à Ambatomanga. Il alla passer le reste des vacances chez un pasteur des environs. Il ne revit ses parents que beaucoup plus tard. [1]
Au service de l’Eglise Réformée
Après ses études secondaires à l’école régionale protestante d’Ambatomanga, Albert Zakariasy fréquenta l’École normale d’Ambavahadimitafo (Tananarive), devint instituteur des écoles de l’Église Évangélique de Madagascar qui s’acheminait vers l’autonomie, proclamée en 1958 par la Société des Missions Évangéliques de Paris. Zakariasy exerça son métier à Majunga, avec un grand amour pour l’Église. Il épousa Mlle Raharimanana, cheftaine d’éclaireuses sihanaka, et entra à l’École Pastorale d’Ambatomanga, toujours dans le cadre de l’Église Évangélique de Madagascar. Il devint pasteur. Ce passage de l’enseignement au ministère pastoral était un itinéraire très courant à Madagascar : les années d’enseignement étaient pour ainsi dire une étape très appréciée par les paroisses.
Albert Zakariasy put poursuivre ses études de théologie à la faculté de théologie protestante de Montpellier où il soutint le 27 juin 1961 un mémoire de licence (on dit aujourd’hui maîtrise) sur La Parousie chez Saint Paul, sous la direction de Philippe-H. Menoud et Jean Cadier.
Ses dons et qualités, la solidité de ses positions théologiques et la nécessité d’enraciner l’Église dans les différents terroirs de Madagascar, déterminèrent la suite de sa carrière dans l’Église. Zakariasy obtint une bourse de doctorat et laissant sa famille sur place, partit à la Faculté de théologie protestante de Paris où le professeur Georges Casalis l’accueillit comme un frère. On était à la veille de mai 1968 où Georges Casalis se convertit en quelque sorte à l’idéologie révolutionnaire qu’il développa ensuite dans son grand livre Les idées justes ne tombent pas du ciel. Les engagements politiques et les nombreuses obligations du directeur de thèse ne laissaient malheureusement pas beaucoup de temps pour des consultations privées, et Zakariasy s’est plaint de n’avoir pas profité davantage de la grande compétence de son patron. Quoi qu’il en soit, Zakariasy revint à Madagascar pour la rentrée universitaire de 1970 en qualité de professeur de théologie pratique au Collège Théologique d’Ivato, qui avait ouvert ses portes en 1966 pour l’ensemble des futurs pasteurs des trois Églises protestantes unies en 1968 sous le nom d’Église de Jésus-Christ à Madagascar (FJKM). C’est à Ivato, de 1970 à 1973 que j’ai eu le privilège d’être le collègue de Zakariasy. En 1972, le doyen du Collège, le pasteur Joseph Ramambasoa, devint président de l’Église FJKM et dut quitter son poste. C’est Zakariasy qui fut nommé le nouveau doyen, malheureusement dans des circonstances pénibles. On réclamait alors la fin des accords de coopération avec la France et le départ des étrangers, l’agitation dans les écoles ne faisait que croître depuis les événements sanglants du 13 mai 1972. Les étudiants en théologie finirent par se joindre à la grève scolaire et ce n’est qu’en novembre 1973 que Zakariasy put organiser une rentrée pour ainsi dire normale au Collège d’Ivato.
Entrée en politique
Il ne devait pas rester longtemps à ce poste : en février 1975 il fut nommé ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement du Colonel Ratsimandrava. Conformément à ses principes quant à l’incompatibilité des fonctions pastorales et des fonctions politiques, Zakariasy démissionna de son poste au Collège Théologique d’Ivato.
Il ne devait rester ministre que pendant huit jours. Le 11 février 1975, le Colonel Ratsimandrava était assassiné dans des circonstances encore non éclaircies, et le Capitaine de frégate Didier Ratsiraka forma un nouveau gouvernement. Zakariasy était en mission à Paris quand il apprit le drame. Mais il était entré en politique et ne devait plus en sortir.
Le professeur Raymond Ranjeva, actuellement Juge à la Cour Internationale de Justice à La Haye, m’a raconté les premiers pas de Zakariasy dans la vie publique. Tous deux, avec d’autres universitaires malgaches, ont participé à la création du premier Comité malgache des Droits de l’Homme en 1971. C’est à ce titre que le pasteur Zakariasy fut invité à prononcer l’homélie, lors du service œcuménique qui suivit les massacres du 13 mai 1972, sur le thème: “Ne tuez pas l’espérance”.
En décembre 1972, lors des massacres de Tamatave perpétrés contre les Merina, Zakariasy essaya de raisonner ses compatriotes betsimisaraka et appela à la réconciliation.
Durant la période transitoire 1972-1975, le pasteur Zakariasy siégea au Conseil National Populaire pour le Développement, organe consultatif sur les questions économiques et sociales, en même temps que d’autres ecclésiastiques, comme l’archevêque de Diego-Suarez et un autre pasteur de l’Église FJKM, Michel Fety, qui fut élu président de ce Conseil jusqu’à l’avènement du régime Ratsiraka.
Pendant la période de crise qui a entraîné la démission du Général Gabriel Ramanantsoa, le pasteur Zakariasy a fait partie du comité de conciliation qui s’est chargé de rapprocher, en vain, le Colonel Ratsimandrava et le Capitaine de frégate Didier Ratsiraka avec l’issue que l’on sait. Au cours de la IIe République, le pasteur Zakariasy a été vice-président de l’Assemblée nationale populaire, président de la Commission des Affaires sociales, membre du bureau politique du parti présidentiel AREMA.
Le professeur Ranjeva, qui était alors recteur de l’université de Tananarive, témoigne que le pasteur Zakariasy, qui avait été chargé en outre de la direction de la jeunesse étudiante du parti présidentiel, avait fait montre de compréhension politique des termes du problème de l’assainissement de l’Université‚ les cités universitaires étant envahies par des non étudiants. L’assainissement, à terme, servait les intérêts bien compris de la formation des étudiants défavorisés sur le plan social et “côtiers”. Mais sa bonne volonté politique ne trouva pas d’échos auprès de certains responsables gouvernementaux.
Une thèse prophétique
Zakariasy était retourné à Madagascar en 1970 sans avoir achevé sa thèse. Sur les instances de ses amis, il réussit cependant à mettre au point un texte intitulé Les divers aspects du protestantisme malgache à travers son histoire (430 pages dactylographiées, inédit) qui malgré ses défauts évidents et en dépit de toutes sortes d’irrégularités fut approuvé en 1974 par la Faculté de théologie protestante de Paris pour l’obtention du grade de docteur ès sciences religieuses. Je faisais moi-même partie du jury que présidait le professeur Georges Casalis. Comme Zakariasy était empêché de se déplacer en raison des circonstances politiques, la soutenance se fit in absentia.
Je cite un extrait du rapport de thèse rédigé par Georges Casalis. Après avoir déploré les graves insuffisances de la thèse, il s’exclame :
Et pourtant! il se dégage de l’ensemble une tonalité aussi joyeuse que sérieuse, aussi engagée que convaincante (…). Nous avons affaire à un homme sensible et fervent qui aime son pays, l’église et l’évangile, et qui souffre profondément de voir que celle-ci dérobe à son peuple le vrai message salutaire et libérateur. Alors, de toutes ses forces, contant l’histoire de son peuple et de la mission chrétienne en son sein, il appelle à une conversion de cet instrument, à ses yeux devenu tellement infidèle à sa vocation. Avec un réel talent et une conviction profonde, il décrit la misère spirituelle de son peuple et pose le diagnostic radical : malade par défaut d’évangile; ceux qui ont reçu mission de le lui attester vont-ils le redécouvrir et redevenir crédibles? Tel est l’enjeu historique face à quoi les Églises malgaches doivent se situer.
De fait Zakariasy avait entrepris un combat donquichottesque contre les vice et les abus qui dénaturaient son Église. Je cite par exemple son rapport au synode national de 1973 qui devait décider de l’ouverture de la Faculté de théologie (qui ne se mit en route qu’en 1979 à l’initiative du pasteur Michel Fety). Une injustice radicale règne dans l’Église : les paroisses riches font ce qu’elles veulent, les paroisses et les régions pauvres sont abandonnées, le témoignage commun au niveau régional et national est le parent pauvre de l’Église. Ainsi une œuvre commune et vitale pour l’avenir, la formation des pasteurs ne jouit pas du soutien absolument nécessaire. Zakariasy pense ici aux bourses des étudiants et étudiantes, et aussi aux traitements misérables des enseignants, qui ne sont même pas payés régulièrement et qui ne permettent pas à une famille de vivre décemment. Zakariasy lui-même devait avoir recours à toutes sortes d’expédients. Bref, l’injustice sociale au sein même de l’Église était pour Zakariasy, et pour d’autres aussi, une véritable écharde dans la chair.
Recevons ce cri de détresse, qui 20 ans après, n’a toujours pas reçu de réponse satisfaisante :
L’Église malgache traverse une crise terrible. Il est vrai que pendant plus de 150 ans d’existence, elle a subi diverses crises qu’elle pouvait chaque fois surmonter (…). Mais ce qui différencie la crise actuelle de toutes celles qui la précèdent, c’est qu’elle rend l’Église étrangère à son Seigneur : l’Église est devenue très différente de Jésus-Christ à cause de son manque de charité‚ de son indifférence envers les pauvres et de son attachement aux richesses et à la gloire temporelle (…). Un proverbe betsimisaraka dit: “Quand on se dit fils d’un tel, mais qu’on n’a aucune ressemblance avec celui-ci, il faut bien se dire que c’est une fausse prétention.” Il en est de même pour l’Église ; lorsqu’elle se dit “Église du Christ” mais qu’elle ne ressemble nullement à Celui-ci, il est difficile de la reconnaître pour une vraie “église.”
Là où le Seigneur ordonne [aux églises riches] de servir, elles cherchent à être servies. Là où Il les appelle à partager la misère des pauvres, elles se complaisent à vivre dans l’opulence. Là où Il les attend pour annoncer la bonne nouvelle du Royaume, pour envoyer des évangélistes dans les régions païennes, elles dépensent tout leur argent pour embellir leurs temples et pour y vivre heureuses. Et là où le Christ les invite á vivre dans le monde d’aujourd’hui, la communion fraternelle, elles s’enferment dans leur égoïsme et leur hypocrisie” (p. 369-370).
Marc R. Spindler
Notes:
- Témoignage de Mlle Geneviève Barnaud, amie des Zakariasy.
Source originelle:
Marc R. Spindler. “Albert Zakariasy (1926-1993): un théologien malgache entré en politique.Mission, n° 39, 169 (janvier 1994) : 23-26.
Annexe :
A. Zakariasy, “Rapaoro momba ny Kolejy Teolojika Ivato” [taom-pianarana 1972-1973], Ny Fihavanantsika, 4, 1974, n°10, p.309-312. Annexe. Il parle des enseignants, partis – Marc Spindler, Jacques Pons, Georges Raveloarison - en fonction: Ratovonarivo, Jochen Winckler, Rakoto Arianala, AZ (théologie pratique, psychologie, ‘Tale’). Pas un mot des grèves de l’année ! La rentrée est fixée au 26-11-73 ! Il se lamente sur le manque d’argent pour l’achèvement des travaux de construction d’Ivato et l’inauguration de la Faculté de théologie prévue á Ivato et note:
Les Églises savent réunir des fonds importants pour faire les choses qu’elles veulent faire, mais pour ce qui est de l’essentiel, dont dépend leur vie selon l’évangile [fahavelomany ara-pilazantsara] elles manifestent de la faiblesse et de l’indifférence pour les œuvres communes [à toutes les Églises]. Nos Églises devraient réfléchir à cela. En effet, de toute façon, l’Église a besoin d’avoir des pasteurs bien formés, nous avons donc besoin d’élever le niveau des futurs pasteurs de demain, et c’est pourquoi il faut mettre en place la faculté de théologie. Prions donc et travaillons à la réalisation de cette œuvre au moment où Dieu veut que nous l’accomplissions.
Cette esquisse biographique est le fruit des recherches de Marc R. Spindler, qui est professeur émérite de missiologie et d’œcuménique aux universités de Leiden et Utrecht, Pays-Bas. Auparavant, il a servi avec l’Église Réformée Unie de Madagascar pour le compte de la Société des Missions Evangéliques de Paris et de la Communauté évangélique d’action apostolique (CEVAA).