Collection DIBICA Classique

Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.

Peyriguère, Albert

1883-1959
Église Catholique
Maroc

C’est le 16 juillet 1928, en la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, que le P. Peyriguère arriva pour la première fois à El Kbab, village berbère situé à plus de douze cents mètres d’attitude au cœur du Moyen Atlas marocain, Il devait y vivre pendant plus de trente ans.

Albert Peyriguère est né dans un petit village proche de Lourdes, à Trébons, le 28 septembre 1883, dans une famille ouvrière. Mais, c’est à Talence, dans la banlieue de Bordeaux, qu’il passe son enfance et son adolescence. Il fait d’excellentes études au petit séminaire. Voici comment le jugent ses condisciples à la fin de sa rhétorique: “Un tempérament tout d’une pièce, passant promptement de la dissipation déchaînée à la discipline exemplaire, sévère, mais d’une politesse et d’une distinction de langage exquises; d’une piété grave et sans fard s’épanchant en de pénétrantes méditations.”

Prêtre le 8 décembre 1906, l’abbé Peyriguère passe brillamment sa licence ès-lettres, à Paris, et prépare une thèse sur Saint Bernard et le mouvement mystique du XIIe siècle. Professeur au petit séminaire de Bordeaux. Puis, c’est la guerre 1914-1918 et Verdun.

Plusieurs blessures graves: mâchoire brisée, quatre doigts paralysés, médaille militaire, croix de guerre, quatre citations. Quel éloquent palmarès de son amour pour ses frères!

“Soldat brancardier, exemple de bravoure et d’abnégation. A poussé l’esprit de sacrifice jusqu’à faire un rempart de son corps à un blessé pendant un bombardement très violent. A été grièvement blessé après de rudes journées où il s’est dépensé sans compter aux postes les plus exposés. Une blessure antérieure.” Signé: Pétain, commandant en chef.

L’appel de l’Afrique

La guerre terminée, l’abbé Peyriguère est de retour à Bordeaux. Mais l’Afrique l’attire irrésistiblement. En 1920, il est agréé par l’archevêque de Carthage. En Tunisie, nommé curé de Hammamet, il “découvre” le P. de Foucauld à travers le livre admirable de René Bazin. Il est touché en plein cœur: “Frère universel, Ami universel, Sauveur universel!…Mon Dieu, faites que tous les humains aillent au ciel!”. L’apôtre du Sahara sera désormais son modèle. Il n’a plus qu’un désir, suivre ses traces. Etre un moine-missionnaire. Toutes les données antérieures de sa vie se cristallisent en un mot magnifique, une “Fraternité.”

En juin 1926, le P. Peyriguère, avec un autre Bordelais, le P. de Chatouville, va fonder une première “Fraternité” à Ghardaïa, au Sahara. Mais l’un et l’autre tombent malades et doivent être rapatriés en France.

Quelques mois plus tard, encore convalescent, le P. Peyriguère se retrouve au Maroc et se met à la disposition de Mgr Vielle, le vicaire apostolique de Rabat, qui lui écrit:

Voilà, cher Père, que je vous crois appelé à contribuer à une grande œuvre. Nous avons, dans le Sous, une situation des plus lamentables, et une occasion exceptionnelle de venir en aide aux indigènes nous est donnée. Je ne puis me résigner à la laisser passer sans en profiter … Il y a du danger, c’est vrai, mais il y a aussi du bien à faire aux âmes. Les indigènes comprendront que nous allons à eux non pas poussés par l’intérêt, mais par le désir de les aimer dans le malheur, au prix de notre vie s’il le faut, et si nous ne pouvons pas encore leur communiquer notre foi, notre dévouement ne sera-t-il pas un moyen d’ouvrir leur cœur à la confiance et de préparer leurs yeux à la lumière? …Acceptez-vous d’aller à Taroudant? Vous aurez le Frère Pierre-Baptiste Leconte, un bon infirmier, et quatre religieuses Franciscaines Missionnaires de Marie. Répondez-moi par télégramme.

La réponse arrive de Marrakech: “Suis de tout cœur à la disposition de Votre Grandeur, immédiatement ou autre moment qu’elle choisira. – Peyriguère”.

L’équipe prévue se forme et rejoint le docteur Chatinières. Mais … le typhus emporte d’abord le docteur, puis le Frère Pierre et atteint toute l’équipe. Le P. Peyriguère, évacué sur Mogador, en réchappe.

Berbère avec les Berbères

Rétabli, sa décision est prise. Il consacrera sa vie aux Berbères du Moyen-Atlas. Mandaté par Mgr Vielle, il s’installe définitivement à El Kbab, près de Khénifra. Il devait y rester jusqu’à sa mort. Présence et solitude! Ce que l’abbé Moubarac traduit: “Stabilité et pourrissement!”

Revêtu de la djellaba et du burnous blanc, ce prêtre va vivre une aventure extraordinaire. Comme Jésus s’est fait homme parmi les hommes, parlant leur langage d’hommes, il veut se faire Berbère parmi les Berbères. Dès son arrivée, il se met sérieusement à étudier le dialecte des Ichqern.

Il a une vocation de pionnier et de défricheur. A El Kbab, il va se dévouer à de “braves gens qui ont dans le sang une farouche indépendance, mais chez qui l’on retrouve tout le charme si prenant et si humain des patriarches de la Bible. Quelle belle race!”

“J’étais malade et vous m’avez soigné.”

Pendant trente ans, il n’a cessé de soigner les malades de la montagne. C’est la moitié de sa vie. Des Marocains n’hésitent pas à faire trente, cinquante kilomètres, parfois plus, pour se rendre au dispensaire du marabout blanc qui les accueille toujours avec beaucoup de délicatesse. Il respecte leurs coutumes et observe leurs usages.

“Les malades viennent…, viennent… du matin au soir; cela rentre par fournées de vingt-cinq: une fois les hommes, une fois les femmes, et ainsi de suite … J’ai été obligé d’établir des numéros d’ordre, et, comme ils ne savent pas lire, c’est par séries successives de tickets de couleur jaune, rouge, verte qu’ils sont introduits …”

“J’étais nu et vous m’avez vêtu.”

Des caravanes d’enfants descendent chaque année de la montagne au début de l’hiver, à El Kbab. Ce sont de petits malheureux, en loques, grelottant de froid. Le Père les reçoit avec bonté et leur donne une longue chemise à leur taille. “Ils arrivent toujours, nombreux, affamés, nus! Hier encore, j’ai eu le spectacle de petits garçons et de petites filles qui n’avaient pour se couvrir, non pas même des haillons … mais un morceau de chiffon déchiré suspendu par des ficelles… ces petits enfants au ventre ballonné et dur … ces fillettes aux visages de vieilles, à la peau ridée et tannée … “. Un hiver, il a acheté deux kilomètres de tissu pour les habiller. “Si vous voyiez leur joie de se trouver si beaux avec la jolie chemise blanche que vient de leur apporter le marabout de Jésus: ils se regardent sur toutes les coutures, et eux qui se cachaient, tout honteux, maintenant, comme mus par un ressort déclenché subitement, ils s’en vont se faire voir dans les rues de Kbab.”

Grâce aux colis reçus de France, principalement des jeunes du Service missionnaire, il pourra leur donner parfois, en plus, un chandail, une veste, une robe … L’hiver avant sa mort, il a pu ainsi distribuer des vêtements chauds à plus d’un millier de Berbères.

“J’avais faim et vous m’avez donné à manger.”

“Seigneur, ils ont faim. On ne peut tout de même pas les laisser partir comme cela? Donnez-leur vous-mêmes à manger…” (Luc IX, 13).

Bien sûr, il faut leur donner à manger. Mais où sont les ressources? Il y a bien quelques paquets envoyés de France, mais “qu’est-ce que cela pour tant de monde?” (Jean VI, 9).

Commençons toujours par des distributions de vivres. Le Père ne compte que sur le fonds de la Providence. Il ne connaît pas d’autre banquier…Ce banquier céleste lui a ouvert un compte courant qui est constamment débiteur; néanmoins aucune de ses traites n’a été encore contestée.

“Un missionnaire ne se demande jamais à l’avance s’il a des ressources pour faire quelque chose, mais seulement–c’est la seule question–si quelque chose est nécessaire, il le fait, et le bon Dieu se charge du reste. Le bon Dieu paie mes dettes avec une régularité que le monde ne peut imaginer … et qui fait de la vie du missionnaire un miracle perpétuel !”

Les petits dons se multiplient, les colis de vêtements arrivent. La vie de centaines de petits enfants est sauvée. Les sourires éclairent de nouveau leurs visages … Ils l’appellent l’oncle Marabout. Il est vraiment de la famille, un des leurs.

Voir Jésus en Tout Humain

Comme le P. de Foucauld, il aurait pu dire: “Que tous sachent bien loin à la ronde que la Fraternité est une maison de Dieu où tout pauvre, tout hôte, tout malade est toujours invité, appelé, désiré, accueilli avec joie et gratitude par ses frères qui l’aiment et le chérissent, et regardent son entrée sous leur toit comme l’arrivée d’un trésor; ils sont en effet le trésor des trésors: Jésus même.”

Le Père suit à la lettre le chapitre XXVe de saint Matthieu (v. 31-46). Lorsqu’il soigne, habille, donne à manger… il sent réellement la présence de Jésus dans les malheureux. “Les enfants que je revêts d’une chemise, c’est le corps du Christ que j’habille. A force de le vivre, cela renouvelle ma messe, l’intensité de la présence du Christ dans l’Eucharistie.” N’ a-t-il pas déclaré un jour: “La contemplation, c’est avoir l’expérience de la Présence … Ici, en soignant ces enfants, je le vois, je le touche, j’ai l’impression presque physique de toucher le corps du Christ. C’est une grâce extraordinaire … Il faut avoir éprouvé cela!” Puis, il confie: “Tout à l’heure, il faudra aller trouver le bon Dieu à la chapelle. Mais je ne le toucherai pas comme à présent.”

Le Père nous livre bien simplement le secret de cette inlassable charité: “Plus je vais, plus je sens qu’au monde il n’y a qu’une chose de vraie: la bonté.”

Il ne dort que quatre heures par nuit sur une simple planche, dans la pièce qu’il appelle son “trou de chacal.” Les autres heures sont consacrées au travail intellectuel, mais surtout à la méditation de l’Evangile et à la prière de substitution.

Il prend en lui les Berbères qui l’environnent: “Quand tout dort dans la montagne, tout, excepté le chacal, la panthère et les rôdeurs, qu’il fait bon devenir la voix de tout un peuple et de verser au pied du Christ aimé l’hommage anticipé et comme les arrhes d’un amour qui ne veut pas encore jaillir.”

Ou encore: “Etre à soi tout seul, non pas une miniature de chrétienté, mais un concentré … un concentré au travail obscur, tellement puissant, que le Christ anonyme soit à la longue comme un ferment qui fera lever le Christ avoué et connu. Etre le premier-né de ceux qui naîtront dans les siècles…”

Le Père s’est “donné” au Christ pour que, par lui, le Christ soit déjà là où il est méconnu et refusé. “O Christ, vous êtes en moi par mon sacerdoce; donc, en venant ici, je vous ai porté au milieu de ce peuple … Voyez, je me suis fait berbère: c’est pour que, en moi, vous aussi vous vous fassiez berbère et qu’aux yeux de votre Père, toute votre prière, toute votre adoration, toute votre expiation soit vraiment celle d’un pauvre Berbère … pour que vous obteniez du Père qu’il mène ces âmes au Fils…”

Dom Denis Martin, prieur de l’abbaye de Toumliline, qui a bien connu le P. Peyriguère, déclara: “Il n’avait rien d’un illuminé. Au contraire il se tenait constamment en contact avec le réel. Combien de fois ai-je noté la surprise de ses visiteurs, lorsqu’ils découvraient que ce vieil ermite était au courant - et avec précision - du dernier événement, voire des détails de la dernière mode. Sur la table, encombrée de notes et de livres, on découvrait le dernier roman. Et ces informations, avec quel profond bon sens il les jugeait!

“Ce sens du réel ne ralentissait pas cependant sa promptitude à admirer, comme à s’indigner; à aimer, comme à s’emporter; car celle-ci venait, je crois, d’un cœur libéré par la contemplation assidue…

“Les chrétiens qui se posent des questions sur leur vocation en terre d’Afrique, ont donc la chance de posséder, dans le souvenir du P. Peyriguère, l’exemple complètement vécu que seul un mystique peut offrir.

“Intellectuel, il leur laisse des idées, un enseignement, une doctrine; tant il était préoccupé de “doctriner”, comme il disait, son action. Homme d’action, il leur montre pratiquement, avec des traits et des couleurs d’images d’Epinal, quel est leur devoir de chrétiens à l’égard de leurs frères musulmans et comment ils doivent l’accomplir : je veux dire avec quelles dispositions de “respect,” “d’amour,” de “tendresse”–ces mots sont de lui. Il leur montre aussi jusqu’à quel excès cet amour peut conduire…C’est comme l’un d’eux qu’il voulait se présenter au Seigneur pour l’adoration, la prière, la réparation, l’offrande… Sur ce point tous les chrétiens peuvent, et même doivent le rejoindre…”

La Fin de l’Exil

Le marabout d’El Kbab fut comparé par la chanson berbère à un arbre: “O toi, grand arbre à l’ombre duquel se réfugient les pauvres.” Et il arriva un jour que le grand arbre se brisa. Agé de soixante-quinze ans, usé par un tel labeur le Père doit entrer à l’hôpital de Casablanca. Il y meurt quelques jours plus tard, le 26 avril 1959. C’était le cinquième dimanche après Pâques, où à la messe le prêtre lit ces paroles: “Je retourne auprès de Celui qui m’a envoyé.”

Selon sa volonté formelle, son corps est ramené à El Kbab. Ses funérailles sont un triomphe. Il est enterré au sommet de son petit jardin. Un jeune Berbère lui adresse un suprême hommage.

Le Marabout n’avait pas de femmes et d’enfants,

Tous les pauvres étaient sa famille,

Tous les hommes étaient ses frères…

Il a donné à manger à ceux qui avaient faim,

Il a habillé ceux qui étaient sans vêtement,

Il a soigné les malades,

Il a défendu ceux qui étaient injustement traités,

Il a accueilli ceux qui n’avaient pas de maison.

Tous les pauvres étaient sa famille,

Tous les hommes étaient ses frères,

Dieu soit miséricordieux pour lui!

Georges Gorree


Bibliographie

G. Gorree – Au-delà du Père de Foucauld: Le Père Peyriguère. Paris. Centurion. 1960, 159 p.

M. Lafon – Le Père Peyriguère. Paris. Seuil. 1963. 206 p.

G. Gorree et G. Chauvel – Albert Peyriguère - Vie et Spiritualité. Tours. Mame. 1968, 174 p.

Ecrits Spirituels:

A. Peyriguere -

I. Laissez-vous saisir par le Christ.

Paris. Le Centurion. 1962. 190 p.

II. Par les chemins que Dieu seul choisit.

Paris. Le Centurion. 1965. 206 p.

III. Une vie qui crie l’Evangile.

Paris. Le Centurion. 1967. 288 p.

Le temps de Nazareth, présenté par M. Lafon. Paris. Seuil. 1964.

Etudes:

G. Gorree et G. Chauvel – D’autres récolteront … Foucauld - Peyriguère. Paris. Mame. 1965. 210 p.


Cet article, réimprîmé ici avec permission, est tiré d’Hommes et Destins: Dictionnaire biographique d’Outre-Mer, tome 2, volume 2, publié en 1977 par l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (15, rue la Pérouse, 75116 Paris, France). Tous droits réservés.