Collection DIBICA Classique
Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.Libermann, François Marie Paul (B)
Bien qu’il n’ait jamais quitté la France, sauf pour deux courts séjours à Rome, le Père Libermann mérite néanmoins une place dans “Hommes et Destins”, car c’est inspirés par son esprit que des milliers de ses disciples sont partis outre-mer pour s’adonner à l’apostolat près des noirs d’Afrique et d’Amérique. Il fut en effet l’initiateur de la reprise des missions catholiques en Afrique au XIXe siècle et le réorganisateur de la vie religieuse dans les diocèses “coloniaux” des Antilles et des Mascareignes.
Jacob Libermann naquit à Saverne le 12 avril 1802, cinquième fils du rabbin de cette ville. Il fut élevé dans le judaïsme le plus strict par son père, qui le destinait au rabbinat. Etant allé poursuivre ses études à Metz, le contact avec le monde non juif et la conversion de son frère aîné au catholicisme ébranlèrent ses convictions. Il fut même tenté par le rationalisme. Il obtient néanmoins de son père l’autorisation de venir à Paris, où il subit l’influence d’un ancien rabbin converti, le chevalier Drach, qui le fit recevoir au Collège Stanislas pour y étudier le christianisme. Converti à son tour, il reçut le baptême le jour de Noël 1826 et prit les prénoms de François, Marie, Paul.
En même temps, il se sentit appelé au sacerdoce et entra, l’année suivante, au Séminaire Saint-Sulpice. Malheureusement des crises d’épilepsie l’empêchèrent d’accéder aux Ordres Majeurs. On le garda cependant à Issy à cause de sa vie édifiante et de la bonne influence qu’il exerçait sur ses condisciples.
Bien qu’il ne fut que simple acolyte, les Eudistes, qui travaillaient à reconstituer leur congrégation dispersée par la Révolution, lui confièrent leur noviciat à Rennes en 1837. Il y resta deux ans.
Sur ces entrefaites, deux de ses anciens condisciples de Saint-Sulpice, MM. Le Vavasseur, de Bourbon, et Tisserant, d’Haïti, avaient conçu le projet d’une œuvre pour le soin religieux des esclaves ou anciens esclaves dans leurs pays respectifs. Ils demandèrent à M. Libermann de se mettre à leur tête et de prendre l’affaire en main. Il accepta, bien que rien ne le préparât, semble-t-il, à une telle tâche.
Sa première démarche est de se rendre à Rome soumettre le projet au Saint-Siège, afin d’en obtenir l’approbation. Celle-ci lui est accordée, à condition qu’il se fasse ordonner prêtre. Ses difficultés de santé s’étant aplanies à la suite d’un pèlerinage à Lorette, il termine ses études au Grand Séminaire de Strasbourg et reçoit la prêtrise à Amiens le 18 septembre 1841.
Il ouvre alors, près de cette ville, le noviciat de la Congrégation du Saint-Cœur de Marie et envoie ses premiers religieux à l’Ile Maurice, à l’Ile Bourbon, en Haïti, en Guinée et jusqu’en Australie. En 1848, sa jeune congrégation fusionne avec celle, plus ancienne, du Saint-Esprit et il devient supérieur général de l’Institut missionnaire ainsi formé.
L’action du P. Libermann s’est exercée surtout en deux domaines : la direction spirituelle des âmes pieuses, pour laquelle il semblait avoir reçu un “charisme” particulier, comme en fait foi son abondante correspondance, et l’apostolat missionnaire.
Sa doctrine spirituelle peut se ramener à trois chefs principaux: a) abnégation et abandon total au bon plaisir divin; b) calme et paix, à base d’humilité, de pauvreté, de simplicité et de confiance en Dieu; c) union pratique à Dieu par la soumission de l’âme aux inspirations de l’Esprit-Saint. Il y ajoutait une tendre dévotion au Saint-Cœur de Marie, spécialement dans son sanctuaire parisien de Notre-Dame des Victoires.
Par ses lettres de direction, le P. Libermann se place au premier rang des auteurs spirituels de son temps. Il prêchait d’ailleurs d’exemple et impressionnait son entourage par son humilité, sa douceur, son estime de la pauvreté, son esprit surnaturel dans la conduite des affaires, son égalité d’âme au milieu des épreuves, physiques et autres, qui ne lui firent pas défaut. “Ferveur, charité, sacrifice … La charité surtout … “, telles furent ses dernières paroles. (Cf. “Catholicisme,” 30, col. 605).
Quant à sa doctrine missionnaire, elle se distingue par la profondeur et la justesse de ses vues. Il s’est montré bien en avance sur son temps, bien qu’il en ait partagé certains préjugés concernant les cultures et les religions africaines. Chez lui, nulle trace de racisme ou de colonialisme. Ses idées et ses recommandations aux missionnaires restent toujours d’actualité. Elles manifestent, d’ailleurs, une fidélité totale aux directives du Saint-Siège pour lequel il avait la plus grande déférence: de là la confiance qu’on lui témoignait.
Il met l’accent sur la nécessité, chez les missionnaires, de la sainteté personnelle, favorisée par la vie religieuse et la pratique de l’oraison, plus que sur la science et les moyens humains. Puisqu’ils sont des fondateurs, leurs péchés personnels, dit-il, deviennent des “péchés originels.” Il recommande le zèle apostolique, mais aussi la patience–il faut savoir attendre l’heure de Dieu–et la persévérance: “On ne s’arrête que quand on est au pied du mur. On attend alors avec patience et confiance qu’une issue s’ouvre; ensuite on continue sa marche comme si rien n’avait été.”
Il insiste sur le devoir d’adaptation: “Faites-vous nègres avec les nègres pour les former…non à la façon de l’Europe, mais en leur laissant ce qui leur est propre…” S’il n’entre pas dans le détail des méthodes, n’étant pas sur place, il recommande d’“étendre les bornes de l’église plutôt que de perfectionner une petite portion…”
Les entreprises missionnaires qu’il inspira de son vivant connurent des fortunes diverses. A l’Ile Maurice, son premier disciple, le P. Jacques-Désiré Laval, obtint près des esclaves un succès prodigieux, à tel point que son tombeau est toujours fréquenté par des Mauriciens de toutes races et de toutes religions, et que sa béatification en Cour de Rome ne saurait tarder. A l’Ile Bourbon (aujourd’hui La Réunion), le P. Le Vavasseur et ses confrères accomplirent aussi, près des esclaves, une œuvre remarquable. En Haïti, le P. Tisserant ne put prendre pied par suite des intrigues gouvernementales et mourut en mer en se rendant en Afrique. Sur la côte de Guinée, des sept missionnaires que le P. Libermann avait mis à la disposition d’un prélat américain, Mgr Barron, pour le soin religieux des esclaves affranchis et rapatriés des Etats-Unis au Libéria, cinq moururent peu après leur débarquement.
Cette catastrophe n’abattit pas le courage du P. Libermann. Les deux rescapés s’étaient réfugiés au Gabon : il leur envoie du renfort. En même temps, il ouvre une deuxième mission au Sénégal. De plus, c’est à ce moment qu’il soumet au Saint-Siège un vaste plan pour l’évangélisation de l’Afrique. Dans ses grandes lignes, ce plan comporte les points essentiels suivants : a) envoyer des missionnaires dans les différentes stations de la Côte, d’où ils rayonneront vers l’intérieur du continent ; b) trouver des Frères instituteurs et chefs de métiers pour l’éducation de la jeunesse ; c) former un clergé indigène apte à remplir le rôle d’évangélisateur de son propre pays, avec l’aide des missionnaires.
En 1842, le Saint-Siège avait érigé le Vicariat Apostolique des Deux-Guinées, qui comprenait toute la côte d’Afrique Occidentale, du Sénégal au fleuve Orange–les territoires portugais exceptés–sans limites précises vers l’intérieur. En 1846, un disciple du P. Libermann, Mgr Truffet, en fut chargé, mais il ne fit que passer. En 1848, il était remplacé par un des rescapés du Cap des Palmes, Mgr Bessieux, qui résidait à Libreville, avec un coadjuteur, Mgr Kobès, qui s’établit à Dakar. C’est de ces deux premières stations, dues à l’action du P. Libermann, que sont issues toutes les missions d’Afrique Occidentale.
A la même époque, le P. Libermann envisageait des fondations en Cafrerie, à Tunis, “où il y a un grand nombre de nègres que le Bey vient d’affranchir,” aux Seychelles, en Gambie, à Grand Bassam…Tous ces projets ne se réalisèrent pas, ou furent réalisés plus tard par d’autres, et il s’en réalisa qu’il n’avait pas prévus. Mais cela donne une idée de l’ampleur de ses vues et de son zèle infatigable. D’ailleurs, il n’était nullement un “faiseur de plans.” II ne s’engageait qu’avec prudence, profitant des circonstances et ne laissant rien au hasard.
Aux soucis que lui causaient la fondation, le ravitaillement en hommes et en ressources, et la bonne marche des missions, le P. Libermann dut ajouter les tractations longues et délicates avec le Gouvernement français pour l’organisation des diocèses “coloniaux” des Antilles, de la Guyane et de la Réunion. Avec tact et patience, il parvint à les mener à bonne fin.
Si l’on ajoute à cela l’administration de sa congrégation, la direction du Séminaire des Colonies, l’animation de plusieurs œuvres à Paris et en province, ses relations avec d’autres fondateurs ou fondatrices d’instituts religieux qui faisaient appel à son expérience, ainsi qu’avec les principales personnalités catholiques de son temps qui aimaient à le consulter, on comprend que sa santé, toujours délicate, n’ait pas résisté et qu’il soit mort épuisé avant même d’avoir atteint la cinquantaine.
Il mourut, en effet, en odeur de sainteté, le 2 février 1852. Il laissait une œuvre bien établie et riche de promesses. Conçue d’abord pour le service des esclaves ou anciens esclaves, particulièrement délaissés, elle s’était étendue à l’évangélisation des populations de l’Afrique et de la race noire en général. Elle devait prendre avec le temps une grande extension et devenir l’un des principaux instituts missionnaires internationaux de l’Eglise Catholique.
Le 1er juin 1876, le pape Pie IX a signé le décret d’introduction de sa Cause. Ses écrits, soumis à l’examen de la Congrégation des Rites, ont été approuvés par Léon XIII le 27 mai 1886. Enfin, le décret d’héroïcité des vertus du Serviteur de Dieu a été publié sous Pie X, le 10 juin 1910, ce qui lui donne droit au titre de Vénérable.
Joseph Bouchaud, c.s.s.p.
Bibliographie
I. Ecrits du P. Libermann – Lettres spirituelles, 4 vol. 1889 (édit. abrégée, 1964) - Ecrits spirituels, 1891 et 1892. - Instructions aux missionnaires, 1855, 1873. - Commentaire sur les 12 premiers chapitres de l’Evangile selon Saint-Jean, 1873 (nouv. édit. 1957 - Directoire spirituel, 1910. - Règle provisoire, 1840. - Synopse des deux Règles de Libermann, 1968, - La plupart des lettres et écrits de circonstance du P. Libermann ont été rassemblés dans: Notes et Documents relatifs à la vie et à l’œuvre du Vén. F.M.P. Libermann, 13 vol. et Suppl. 1929-1956.
II. Ouvrages sur le P. Libermann – Dom J. B. PITRA, Vie du Vén. Serviteur de Dieu, F. M. P. Libermann, 1855, 1882. - P. DELAPLACE, Vie du Vén. Père Libermann, 1873,1878. - P. CONRAD, Du Judaïsme à l’Apostolat des Noirs, 1926. - Mgr J. GAY, La doctrine missionnaire du Vén. P. Liebermann, 1943 ; Libermann, 1955 ; Les Chemins de la Paix, 1974. - M. BRIAULT, Le Vén. F. M. P. Libermann, 1946. - L. LIAGRE, Le Vénérable Libermann, l’homme, la doctrine, 1948 - M. L. de SION, Le triomphe par l’échec, 1954. - A. RETIF, Pauvreté spirituelle et Mission d’après le P. Libermann, 1955. - R. PIACENTINI, Fils de rabbin, père d’apôtres, 1958 - P. BLANCHARD, Le Vén. Libermann, 2 vol, 1960 - J. LETOURNEUR, Cahiers Libermann, 5 cahiers, 1967 sq. - X …, La Congrégation du Saint-Esprit, 1926. - Georges GOYAU, La Congrégation du Saint-Esprit, 1937.
Cet article, réimprîmé ici avec permission, est tiré d’Hommes et Destins: Dictionnaire biographique d’Outre-Mer, tome 2, volume 2, publié en 1977 par l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (15, rue la Pérouse, 75116 Paris, France). Tous droits réservés.