Collection DIBICA Classique
Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.Atiman, Adrian (C)
C’était au marché d’esclaves de Matlili-Chamba, près de Laghouat au nord de Sahara dans le pays du Mzab, qu’un jour de 1876 un Père Blanc échangea contre son cheval un jeune garçon d’une dizaine d’années. Le Cardinal Lavigerie, qui menait sa campagne anti-esclavagiste par la parole et par l’action, préférait dans des moyens limités libérer de jeunes esclaves capables de formation utile au service de l’Afrique. L’histoire du jeune Atiman débute dans un berceau soudanais du Haut Niger, au sud de Tombouctou. Ses parents vivent au village de Tindima et probablement sont du peuple Songhaï. Les Targui dominent depuis le XVIIe siècle cette région charnière du Sahara et du Soudan. Atiman racontait son brutal enlèvement, les tractations nombreuses qui dans la caravane remontant vers le nord lui firent changer de maître plusieurs fois. Bien traité, voyageant à chameau, la séparation de sa mère le marquera longtemps. Il se retrouve au marché de Metlili, indifférent sans doute de son prochain acquéreur.
Chez les Pères Blancs qui lui donnent ses premiers habits, il trouve d’autres jeunes Soudanais libérés comme lui. Parmi les problèmes que posaient les rachats d’esclaves, il y avait celui de leur avenir. Inutile de les renvoyer dans leur pays d’origine, où ils seraient de nouveau asservis. Lavigerie veut qu’ils deviennent des hommes indépendants de la Mission, mais si possible au service de l’Afrique. Deux vocations lui paraissent indiquées: en faire des médecins s’ils en sont capables; ou des cuisiniers, un art utile lui aussi.
Un stage à l’Orphelinat arabe d’Alger qui, depuis la famine de 1867, donne asile aux victimes du fléau qui décima des familles. Puis pour les très jeunes Soudanais qui réclamaient un milieu affectif pour s’épanouir, chez le Cardinal lui-même qui se fait leur Père, pourvoit à tout leur entretien, les prend à sa table, les interroge sur leur première enfance. Plus tard Atiman nous dira que “malgré ses impatiences, ce fut Monseigneur Lavigerie qui nous apprivoisa le mieux.”
Du palais épiscopal au collège Saint-Eugène créé pour eux, mais où l’on acceptera des élèves d’autres horizons et leur fournira un milieu plus réel, plus tard à Carthage au Collège Saint-Louis. Atiman manifestera son intelligence et ce caractère indépendant, avec un penchant un peu agressif qu’il devra toute sa vie maîtriser. Enfin la faculté de médecine des Chevaliers de Saint-Jean d’où sortiront en 1908, études achevées, neuf médecins que Lavigerie confiera à des caravanes de Pères Blancs en route pour l’Est ou l’Ouest africain. Atiman et deux autres se retrouveront à Marseille, avec une caravane destinée aux Grands Lacs. Ravitaillement médical, matériel de chirurgie, trousses, tout cela réduit à leur plus simple expression faute de moyens. Les Pères Blancs ont des finances déficientes face aux tâches dévolues, les bienfaiteurs font ce qu’ils peuvent sans se rendre bien compte des besoins réels. Zanzibar où s’organisent les caravanes avec la multitude de porteurs nécessaires. Bagamoyo sur le continent africain et en route pour un millier de kilomètres, six où sept mois de parcours. A Zanzibar le médecin français qui dirige l’hôpital des Pères du Saint-Esprit donna à nos jeunes médecins un surplus de leçons en pathologie coloniale et un supplément de médicaments. On traverse d’est en ouest ce qui est alors le Tanganyika que Stanley et Livingstone ont fait connaître. Atiman a vingt-huit ans, il est au bord du lac Tanganyika (600 kilomètres de long, soixante-dix en moyenne de large). Les Allemands n’y sont pas encore et on n’y rencontre que les troupes d’esclavagistes allant et revenant avec les pitoyables files d’esclaves portant l’Ivoire vers la côte et Zanzibar. Sur la route Atiman eut loisir d’exercer son art, au bord du lac Tanganyika il sera jusqu’en 1956 (soixante-deux ans de séjour et quatre-vingt dix ans d’âge) le seul médecin disponible. Peu à peu les Pères Blancs et les Sœurs Blanches bâtiront des hôpitaux, fourniront à Atiman de l’aide. Lui, Africain éduqué, sera à la charnière de deux mondes le guérisseur des âmes et des corps, le confident de tous ceux qu’il aura vu naître et qu’il verra mourir.
Dans toutes ces années, il aura la concurrence des guérisseurs africains et des professionnels de la magie. Longtemps à lutter contre les attaques esclavagistes, il devra surmonter la lassitude auprès de malades méfiants d’une médicine qui n’était pas magique. Il aura des patients qui mangeront leurs cataplasmes, il devra chercher sur place auprès des Africains ce qu’il y a d’utilisable dans la médicine traditionnelle. Il bâtira un monde. On parlera de Schweitzer, on ne parlera pas beaucoup d’Atiman bien que les autorités prendront conscience de son apport et le combleront de décorations. Les autres protégés du Cardinal Lavigerie, médecins sortis de la Faculté de Malte, jouiront de leur liberté pour rentabiliser leur compétence auprès de l’Etat libre du Congo, et en Ouganda. Atiman restera au service des Pères Blancs, médecin et catéchiste pour les populations du bord du lac. Il épousera une princesse, fille d’un chef qui recherchait un appui influent. Le mariage ne fut pas un succès.
Agnès ne savait rien, et habituée dans l’enclos-royal à se faire servir, à boire beaucoup de bière et à un libre usage d’elle-même, elle sera pour Atiman un moyen de se sanctifier. Elle mourra en 1940, Atiman a soixante-seize ans. Il ira se remarier avec une parente de sa première épouse, celle-là comme maîtresse de maison, dévouée à son mari, attentive à l’aider. Elle décédera en 1955. Atiman a quatre-vingt dix ans, les Sœurs Blanches le prennent en charge jusqu’à sa mort en 1956.
Jusqu’à la fin il sera sur la brèche. Dans l’hôpital tout neuf et équipé d’une façon moderne Atiman se sent bien dépaysé. L’usage des radios l’étonne un peu. Il écrivait les rapports que l’administration anglaise d’alors lui demandait et, face aux belles vitrines où il admirait bien rangés les instruments chromés, les siens, ceux qu’il avait amenés de Malte, faisaient pièces de musée.
L’idée vint un jour à un médecin anglais qui aimait bien Atiman, de le faire nommer inspecteur sanitaire du Port de Karena. Il y passait un bateau tous les quinze jours, qui faisait le service autour du lac. Le reste de l’activité, des pirogues de pêcheurs. Pour cela il touchait 120 shillings par mois (une jeune nurse touchait 250 et un infirmier diplômé 400). Il n’avait besoin d’argent que pour ses charités. C’était un spectacle de voir Atiman dans son meilleur habit, hissé à bord du steamer. Il saluait le Pacha du bord, puis voyait les passagers. Les Africains, il les connaissait tous.
Deux ans avant sa mort, il avait eu la Légion d’honneur du gouvernement français et après le docteur Schweitzer, la médaille d’or de la Royal African Society. Lord Twining vint la lui remettre. Mais quand le gouverneur du territoire demanda à l’Ordre des Médecins un curriculum vitae d’Atiman, on découvrit qu’il n’y était pas inscrit. Parmi toutes les naissances qu’Atiman avait connues, celle de l’Ordre des Médecins lui avait échappé. Lord Twining parla en anglais, et en s’excusant, Atiman remercia en français.
Sur son cercueil, un coussin portait douze décorations: anglaises, belges, françaises, vaticanes. Les Pères Blancs exécutèrent son testament fait de charité aux plus pauvres. Car lui était mort sans avoir les moyens de sa générosité, mais les Africains pensaient qu’un Saint était passé parmi eux. Et l’on ne parle que du Saint Docteur.
R.P. Fouquer
Cet article, réimprîmé ici avec permission, est tiré d’Hommes et Destins: Dictionnaire biographique d’Outre-Mer, tome 9, publié en 1977 par l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (15, rue la Pérouse, 75116 Paris, France). Tous droits réservés.