Collection DIBICA Classique

Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.

Othon, Houngue

1916-1983
Eglise Évangélique Luthérienne du Cameroun
Cameroun

De tous les chrétiens Tikar, Houngue Othon est la figure qui a le plus marqué l’expression contemporaine de la foi en Jésus-Christ au Cameroun. Deux traits caractéristiques de sa personne justifient cet impact : en particulier, son origine princière de la dynastie royale de Ngambe-Tikar et sa fidélité à l’appel d’être ministre de l’Evangile pendant 43 ans au travers des grandes mutations politiques et sociales qui ont secoué le Cameroun en général et le royaume de Ngambe-Tikar.

Naissance dans la cour royale de Ngambe-Tikar

L’enfant Houngue est né en 1916 à Ngandie, bourgade située à onze kilomètres de Ngambe-Tikar sur la route de Nditam. Son père Houngue, est le neuvième souverain sur le trône de la prestigieuse dynastie du royaume de Ngambe-Tikar. Son grand-père était Nyindji 1er, cinquième roi de la dynastie et dernier souverain à mourir à Mbaa Nguishi, le troisième emplacement du peuple sur la rive gauche de la rivière Kim. Othon est, semble-t-il, le fils unique de sa mère. De son père, il a eu plusieurs frères et soeurs. Avant de parler de sa naissance et jeunesse, jetons un coup d’oeil sur les circonstances historiques qui ont marqué le royaume de Ngambe-Tikar.

Le royaume de Ngambe-Tikar face aux envahisseurs

Ngambe-Tikar, qui est devenue une cité, a atteint son apogée politique, économique et culturelle en moins d’un siècle à partir de 1800. Cette apogée, qui l’a fait émerger en éclipsant les puissants royaumes voisins de Beng-Beng, Oue, Ina, Kong, Nditam, et Gah, est providentielle. Quelques décennies plus tôt, Ngambe–alors Mbaa Nguishi sous Nyindji 1er–était constamment menacé par le puissant royaume de Nditam qui venait détruire ses jeunes plants de mil dans le but de soumettre Mbaa Nguishi par la famine. C’est alors que Monji Zouin, frère et successeur de Nyindji 1er, décida de changer d’emplacement et installa le village sur la rive droite de la rivière Kim, dans la localité actuelle de Ngambe, pour être en sécurité.

Malheureusement pour lui, au lieu de procurer la paix, le nouvel emplacement suscita plus d’insécurité avec l’arrivée de la cavalerie Peul du lamido [1] de Tibati qui exigea que le roi Monji Zouin lui paie dorénavant un énorme tribut annuel en captifs humains. Monji Zouin dut razzier chez ses voisins pour remplir son quota d’esclaves mais quand il ne pouvait pas s’en procurer de cette façon, il en prélevait dans sa propre population. Le mécontentement créé par une telle pratique s’accrut au point où le roi fut empoisonné et mourut. Son fils Ngahabe II le succéda. Très vite celui-ci fut exaspéré par la situation et refusa de payer le tribut, suscitant la colère du royaume de Tibati.

Le lamido Hama Lamou descendit alors et campa en face de Ngambe pour l’assiéger dans une guerre qui dura près de onze ans. C’est au cours de cette guerre que les colons allemands arrivèrent en 1899 et reconnurent l’autorité de Ngambe. Les Allemands, qui se sont alignés derrière les Tikar, les ont ainsi incorporés pacifiquement dans leur empire sans confrontation entre les deux groupes. La paix acquise par Ngambe avait des conséquences très lourdes à payer au présent et à long terme.

La colonisation allemande, ouverture à l’Europe

Au présent, Ngambe-Tikar et les autres royaumes mentionnés ci-dessus, pacifiés par les Allemands, devaient respecter la législation des colons. Dès lors, ils étaient tous rattachés au poste administratif de Yoko à près de 150 kilomètres à l’est. Chaque village devait désormais fournir des provisions, des porteurs, des hommes habiles pour le port d’armes, construire une case de passage et apprêter de belles négresses pour les romances nocturnes des colons. Les villages devaient aussi, si possible, leur procurer des marchandises recherchées (ivoire, caoutchouc, pierres précieuses).

A long terme, tous les adultes payaient l’impôt de capitation.[2] Ils devaient aussi participer aux travaux forcés en construisant des habitations et des routes, quittant leurs villages pour trois à six mois pour des destinations inconnues. Cette pratique a limité la croissance de la population et beaucoup d’hommes ont été décimés à cause des mauvaises conditions, du traitement brutal, de la malnutrition, et du manque de soins médicaux.

La nouvelle administration instiguait ainsi des abus de toutes sortes au sein des populations. Certains chefs de village déstabilisaient les ménages en envoyant régulièrement les hommes en corvée pour profiter de leurs épouses. L’interprète qui était l’intermédiaire de l’administrateur allemand jouissait de grands privilèges. Il avait une grande réputation parmi les populations et pouvait procurer des faveurs à une personne ou intimer sa condamnation à mort. Heureusement, la présence allemande ne se limitait pas à l’administration. Il y avait aussi des messagers de la parole de Dieu, les missionnaires.

Installation de la Mission Baptiste de Berlin en 1910

Des querelles doctrinales s’enflammèrent entre les missionnaires de Bâle installés à Douala et les fidèles qu’ils avaient hérités de l’oeuvre d’Alfred Saker de la Mission Baptiste de Londres après l’expulsion de tous les missionnaires baptistes du pays par les colons allemands. Les fidèles baptistes refusèrent de se joindre à l’ouvre des missionnaires de Bâle et firent appel à des missionnaires allemands de leur confession. Ceux-ci arrivèrent à Douala en 1893. Ils développèrent leur oeuvre parmi les Douala à Buea et chez les Banen. De là ils montèrent à Ngambe-Tikar en 1910, d’où ils allèrent prospecter dans le nord jusqu’à Ngaoundéré.

Reimer, sa femme, et Schuttel sont les missionnaires baptistes qui s’étaient établis à Ngambe-Tikar. Ils y avaient implanté l’oeuvre par la prédication de l’Evangile et l’enseignement. Cette oeuvre semble s’être limitée essentiellement au centre de Ngambe-Tikar vu qu’aucune église locale ne se réclame d’elle. Cependant, leur mission a eu un impact indélébile sur une bonne partie des populations et la cour royale de Ngambe.

Les missionnaires s’étaient construits deux bâtiments d’habitation en briquettes cuites, faites d’argile avec des toits de tuiles. Ils avaient apporté avec eux de nouvelles variétés de plantes: bananiers, manguiers, goyaviers, et cerisiers. Au centre des changements sociaux émanant de l’oeuvre, l’action principale était le lien noué avec la cour royale, y compris les princes et les neveux du roi Houngue qui fréquentaient l’église et l’école en grand nombre. Ils étaient assidus à apprendre à lire et à écrire. Ceux-ci n’ont pas seulement pris des noms chrétiens, mais sont devenus des hommes de foi. Plusieurs d’entre eux ont été baptisés et se sont distingués dans leur foi chrétienne comme Coula Thomas qui, par la suite, était de ceux qui formaient la plus grande élite de Ngambe–et même Tikar.

L’ouvre, qui semblait progresser, est secouée par la mort subite de Mme. Reimer survenue après l’accouchement de son bébé le 23 février 1912. Les deux sont enterrés derrière la station.[3] Cette mort présage les malheurs qui vont bientôt s’abattre sur l’Allemagne et ses colonies, y compris le Cameroun. Reimer quitte Ngambe aussitôt et Kaysar vient le remplacer. Kare Lode raconte que ces deux missionnaires furent chassés par les troupes françaises avant la fin de l’année 1915.

Transfert du pays Tikar à la Mission Protestante Norvégienne

Le 1er janvier 1937, suite à la décision prise par la conférence de la Mission de Paris au Cameroun en 1936, le transfert du pays Tikar à la Mission Norvégienne était consommé. Pratiquement parlant, la Mission Norvégienne devait maintenant superviser et payer les catéchistes travaillant sur place et diriger l’évangélisation des villages non atteints. Pour mieux engager le ministère parmi ce peuple, il fallait restaurer la station de Ngambe vu que Yoko était éloigné de Tibati à près de 300 kilomètres au nord. Les Norvégiens préféraient faire la supervision à partir de Tibati. Ce n’est qu’en 1939 qu’ils décidèrent de construire une station à Bankim où Haagensen vint habiter en 1940. Il n’y passa que sept mois et dut rentrer à Tibati à cause de l’invasion de la Norvège par l’Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale. Pour la deuxième fois l’oeuvre en pays Tikar se buttait à l’instabilité que la guerre engendre.

Comme pendant la période allemande, les responsables de l’église au pays Tikar devaient encore travailler seuls pendant plus de cinq ans, sans missionnaire. C’est ainsi qu’Othon se distingua comme homme de foi dans son Ngambe natal. Il dirigea l’église avec fermeté dans la crainte de Dieu. Il vivait des produits de son champ, de la pêche et de la chasse. Il recevait des chrétiens ce qu’ils pouvaient apporter comme offrande en nature vu la rareté de l’argent à cette époque. Il avait redoublé d’efforts dans l’encadrement des chrétiens. Il prêchait et enseignait à Ngambe tout en entretenant l’école. Les cultes matinaux et les soirées d’études de la Bible dynamisaient la foi des chrétiens et avaient créé la vocation à aller prêcher à d’autres villages. L’implantion des églises s’est faite plus à cette période parmi les Tikar autour de Ngambe. Des deux églises laissées par la Mission de Paris, de nouvelles communautés ont été créées à Gah, Mansouh, Mengon, Mahan, Gboutou, Gba, et Kpaga. Il semble que cette mission indigène dépourvu de moyens financiers a plus réussi qu’avec la présence missionnaire. D’une manière réaliste, il faut dire que plus de deux cents personnes avaient confessé le Christ, formant ainsi la base des églises actuelles.

Othon a fait preuve de courage et de leadership en encadrant ceux qui étaient envoyés puisqu’il fallait assurer leur départ, leur installation, et les conditions de travail avec leurs épouses et enfants. Il vivait un puissant exemple de la sanctification divine qu’il a ensuite prêchée et exigée de ses fidèles. Il fallait être un vrai homme de foi pour triompher d’un environnement comme celui du pays Tikar dont Kare Lode rapporte le témoignage du missionnaire Haagensen:

La danse traditionnelle et l’utilisation des boissons alcoolisées étaient très répandues chez les Tikar, pratiques qui furent peu appréciées des missionnaires. Les Tikar n’avaient pas eu de visites fréquentes des missionnaires et beaucoup des coûtumes particulières avaient été acceptées par les chrétiens. Haagensen redressa vigoureusement la situation. Il exigea l’abstention totale de l’alcool de tous les chrétiens et tous les catéchumènes. La discipline fut instaurée. A Ngambe les chrétiens menacèrent de rentrer à la Mission de Paris qui était moins exigeante dans ce domaine. [4]

Leader intrépide, membre fondateur de l’Église Evangélique Luthérienne du Cameroun

Lorsque Othon quitte Ngambe en 1953 pour se rendre en formation pastorale à Meng, Tibati, de grandes transformations sociales commencent à pénétrer le pays Tikar. La route Douala, Nkongsamba, Foumban, Banyo, Tibati a déjà traversé Bankim. Les communications deviennent un peu plus faciles pour les missionnaires. On peut espérer une éclosion immanente de l’oeuvre. La Mission Norvégienne ouvre un dispensaire à Bankim en 1952, suivie d’une école. La plaine Mambila au nord-ouest de Bankim reste enclavée, tout comme la rive gauche du Mbam dans la subdivision de Yoko dont dépendent les différents royaumes Tikar. Tout ce territoire représente le peuple qu’Othon pourra emmener au Seigneur.

A Bankim où Othon prend la voiture pour Tibati, le missionnaire lui rappelle qu’il sera avec Monsieur Ngoumbe Zacharie qui a créé et dirigé l’église à Somie depuis 1937. Les deux sont l’espoir des communautés qui les attendant. Ils ont chacun des enfants presque adultes et des jeunes qu’ils doivent rassurer–ainsi que leurs femmes–pour le long voyage de près de 250 kilomètres qui les attend. A la veille du départ les chrétiens de Bankim prient avec eux à l’église.

Arrivé à Meng, Tibati, Othon retrouve Zacharie et sa famille. Les deux responsables d’église du pays Tikar sont de vieilles connaissances et ont de profondes affinités. Les deux familles se soutiennent dans la vie de tous les jours. Othon et Zacharie causent de Foumban dont Zacharie est originaire et du travail de la mission là-bas selon ses expériences de l’école biblique et dans l’église de Makouombi. Othon parle Bamoun. Les deux sont issus de la Mission de Paris. Ils vont intégrer le contenu de l’enseignement norvégien désormais dans la vie de leurs communautés.

Ils se familiarisent très vite avec les autres responsables d’églises qui viennent de Yoko: Baba Pierre et Belinga Matthieu, puis Abdou Daniel et Maidawa Thomas des Dii venus de la plaine après la falaise de Wack sur la route Ngaoundéré-Garoua, puis, un an après, Darman Paul, le seul Gbaya venu de Meiganga. Othon se lie d’amitié avec eux tous et apprend le Mboum qui leur sert de medium d’enseignement de la parole de Dieu aussi bien que le français. Avec les autres sa femme apprend à lire et écrire le Mboum, les chants, la prière, les histoires bibliques, et l’hygiène. Chaque couple travaille de son mieux pour contribuer au soutien de sa famille avec des produits champêtres. Pendant les weekends Othon sort avec d’autres hommes pour évangéliser les villages environnants. Il trouve de la joie dans cette activité. Son dynamisme sur le terrain, le travail de classe et sa collaboration avec les autres lui valent les éloges des enseignants qui prouvent qu’il est l’homme de main pour Ngambe-Tikar. De temps en temps, un des enseignants l’appelle pour lui dire sa joie et le soutien qu’il a de sa part pour rentrer travailler au pays Tikar.

Les trois années de formation sont achevées et une fête est organisée pour l’occasion. Elle est sobre, mais pleine de sens. Elle ouvre la porte du ministère pastoral désormais à eux, les premiers camerounais. Il semble que beaucoup d’entre eux furent ordonnés à Tibati avant de regagner leurs postes de service. Les membres de sa famille et ses fidèles n’ont pas eu la possibilité de prendre part à cet événement significatif pour lui et l’église au Cameroun. Othon, maintenant pasteur, se prépare à rentrer chez lui non seulement avec sa famille et le dépôt de l’enseignement qu’il a reçu, mais avec des chants qu’il a traduits du Mboum et du Bamoun pendant ses heures libres qui serviront à motiver la foi des fidèles. Il a aussi épuré la traduction de certains concepts bibliques.

Othon quitte Meng pour Bankim où il est accueilli avec joie. Il y reste quelques jours et prêche. Les Tikar ont désormais leur pasteur. Il rentre à Ngambe s’occuper des mêmes églises qu’il avait auparavant. Nditam, qui est à soixante kilomètres de Ngambe, est détaché de Yoko pour dépendre de lui. Il devra envoyer des rapports trimestriels aux missionnaires de Bankim qui feront une tournée annuelle dans la zone. Un soutien financier lui est accordé et désormais Othon a un catéchiste à ses côtés pour le décharger de certaines tâches à Ngambe et lui permettre de beaucoup voyager.

Othon arrive à Ngambe où l’accueil est solemnel parmi les chrétiens et les non chrétiens. Il appelle les foules de venir à ses enseignements et aux cultes. Les gens s’empressent de s’inscrire pour suivre les cours afin d’être baptisés. Ce qu’ils entendaient est devenu vérité : non seulement est-ce qu’un Camerounais peut être pasteur, mais un Tikar est désormais messager de la Parole de Dieu comme le missionnaire. On doit l’écouter. Dans les villages les églises se remplissent.

Ayant à peine accompli la première visite de sa paroisse, Othon reçoit de la direction de la Mission Norvégienne à Ngaoundéré l’ordre de monter se joindre à Paul Darman et Sindjui Elie pour prendre part à Marangou au Tanganyika (l’actuelle Tanzanie) au premier colloque luthérien africain en 1957 pour discuter de la structure ecclésiale à adopter. Les dirigeants des jeunes églises émergeantes rejettent l’épiscopat à cause de sa structure monarchique qui ressemble aux chefferies africaines avec les abus de pouvoir qui peuvent s’en suivre et qui élimine la possibilité de service dans l’humilité. Une fois rentré après le colloque, Othon gagne de plus en plus de confiance et d’influence. Son rayonnement de la foi appuie avec force le message qu’il prêche.

1957 est l’année où s’est déclenchée la lutte armée pour l’indépendance dans le sud du Cameroun dont il est originaire. Avec son bon niveau d’éducation et de culture, il est au courant des troubles que traversent le sud et l’ouest mais il ne s’engage pas dans l’activisme. N’avait-il pas déjà rejeté l’idée du royaume de ce monde, en tournant le dos aux pratiques de la cour royale dont il est descendant? Il s’était engagé à servir son Seigneur Jésus-Christ.

Les missionnaires norvégiens, pensant à la situation en Chine où tous les missionnaires ont été chassés du pays, veulent organiser l’église avec un leadership indigène, vu la violence qui augmente au sud chaque jour. Les missions du sud ont donné l’autonomie à des églises issues de leurs missions (presbytérienne, reformée, baptiste). En 1960, Othon prend part au synode général constitutif de l’EELC à Ngaoundéré. Lui et Paul Darman sont proposés comme candidats camerounais à la présidence de l’église naissante. Mais à la fin, un Norvégien, Endresen, est élu président et Darman est élu vice-président. Cette première élection et celle de 1962 quand Paul Darman devint président semblent, selon Othon et de nombreux observateurs, entachées d’irrégularités : il semble qu’il ait été écarté de la présidence même après avoir eu la majorité des voix. Ainsi commencèrent les querelles et les luttes entre tribus et régions qui perturbent l’EELC jusqu’à ce jour.

Revenu dès lors à Ngambe, Othon s’est résigné à ne plus participer à aucune réunion de ce genre disant: “Il n’y a pas de vérité là-bas dans ces réunions. Je ne perdrai plus de mon temps pour y aller. J’ai été appelé pour prêcher l’Evangile, je m’engage à ça. Que les responsables fassent du reste ce qu’ils en veulent.” Sa réaction, qui était pertinente, n’a rien changé à la pratique. Le processus de choix des responsables au niveau des églises locales, des districts, des régions et du Synode Général se solde toujours par des luttes, des querelles, et des accusations d’irregularités.

Othon restera donc toute sa vie à Ngambe, pasteur sans affectation ni promotion du point de vue ecclésiastique parce qu’il a dénoncé une pratique contraire à l’Evangile du salut. Malgré le choc et la blessure qu’il avait reçus, il garda tout dans son cour, continuant à developer sa spiritualité de sanctification personnelle et à étendre son ministère-qu’il a fait sans blâme ni reproche pendant presque trente ans jusqu’a sa mort en 1983.

L’homme de Dieu en société

Jusqu’ici nous avons parlé de Houngue Othon en termes de foi dans l’église. Comment cette foi s’est-elle manifestée dans la vie active où les non chrétiens le rencontraient? Par ceci nous voulons dire l’expression de sa foi dans les domaines séculiers de la vie. C’est là que les gens ont perçu sa foi et pouvaient le suivre. Ayant rencontré Jésus-Christ Othon a reçu une foi personnelle qui l’a détourné des autres considérations de la vie. Depuis sa jeunesse, il a abandonné les pratiques coûtumières jugées anti-bibliques comme le culte des ancêtres, la boisson, et la sexualité comme des fins en soi. Puis du côté de son ascendance royale, il s’est demarqué de toute prétention du trône. Quand, à plus de trois reprises dans sa vie le trône était vacant, il n’a jamais tenté de prendre le pouvoir royal et on ne l’a jamais accusé de rechercher le trône comme d’autres princes. Au contraire, il a été un modèle de sainteté et de crainte de Dieu.

Dans son mariage, il a été béni d’avoir sept enfants–trois filles et quatre garçons. Les deux premières filles se marièrent, la première avec Emile Mebiang, un enseignant qui devint douanier, et la deuxième avec Zacharie Mgboumouen, qui alla se former à l’école biblique de Meng Tibati pour server l’église. Mais une fois de retour, celui-ci ne travailla pas longtemps et son mariage se rompit. Leur seule enfant, Frida Houngue, est l’épouse de l’actuel président de l’EELC, Dr. Nyiwe Thomas. Rebecca est la dernière fille et la seule survivante du couple Othon aujourd’hui. Le mariage de leur première fille s’est aussi rompu très tôt. Les garçons, par ordre de naissance, étaient Jean, Pierre, Moise et Emmanuel. Othon et sa femme ont été éprouvés par la vie de leurs enfants mais ils n’ont pas cédé au diable pour consulter les fétiches comme nous voyons plusieurs faire aujourd’hui. Othon, qui luttait pour faire établir les différentes classes du primaire à Ngambe et dans les autres villages, n’a pas eu de bons résultats scolaires avec ses enfants. Les trois premiers garçons ont atteint le cours moyen deux, mais ils n’ont pas pu passer leurs examens de fin d’études primaires. Jamais Othon ne s’est plaint de cela dans un de ses sermons ou en causerie. Emmanuel a bien réussi aux études primaires et secondaires mais n’a pas pu finir le premier cycle. Jean, Pierre, et Emmanuel sont tombés dans la conduite dissolue et ont eu des problèmes de boisson, de femmes, d’argent, ce dernier s’étant aussi adonné à des pratiques occultes. Moise, le plus sérieux des fils, est mort très tôt. Malgré tout ceci, la foi d’Othon est resté ferme sur le roc du Christ.

Othon était un excellent gérant dans le domaine économique. C’était un bon agriculteur qui cultivait tous les produits locaux comme le maïs, les arachides, le manioc, le macabo, la patate, et d’autres petites plantes. Il avait aussi des bananiers, des palmiers, des papayers et une grande plantation de caféiers. Il travaillait de ses propres mains pour survivre et prêcher l’Évangile. Ce faisant, il enseignait à ses propres enfants et aux chrétiens qu’ils devaient travailler pour avoir de quoi donner aux autres car il y a plus de joie à donner qu’à recevoir comme le dit l’apôtre Paul, citant le Seigneur Jésus. Avec sa bonne réputation, Othon a reçu très tôt l’autorisation d’achat d’armes. Il avait un fusil calibre douze à deux canons qu’il utilisait quand il allait à la chasse pour procurer de la viande à sa famille et au marché local.

Vivant dans une société où l’économie féminine est basée essentiellement sur la préparation du Nkan, boisson fermentée faite à base de maïs, sa femme n’en a jamais préparée même si tous deux en buvaient. Même s’ils restreignaient leur consommation d’alcool, Othon n’a pas fait la campagne d’interdiction. Pour compenser financièrement, sa femme confectionnait les meilleurs bâtons de manioc de la localité avec des arachides grillées et du gibier coupé en morceau cuits dont leurs enfants faisaient la promotion en criant “Soya! Soya!”

Ayant jadis habité une maison avec deux chambres avec salon à la station, si modeste pour un homme comme lui, Othon et sa famille s’étaient construit une des belles maisons du village qu’il a aussitôt tôlée après 1970, avec quatre chambres à coucher, deux salons et une dépendance extérieure. C’est là que ses enfants adultes habitaient à sa retraite.

Othon était un homme cultivé. Son salon avait une bibliothèque qui, à son époque, comprenait plus de cent livres. Il avait un poste de radio grâce auquel il suivait les informations et qu’il partageait avec ses fidèles et d’autres personnes. Il sortait s’asseoir sous le grand arbre à palabre Dji Ndoueinji pour échanger quelques paroles avec des gens et s’enquérir des nouvelles. Il vendait et achetait chez les chrétiens et les non chrétiens.

L’impact de sa foi

Avant sa retraite en 1980, plusieurs faits marquants témoignent de la foi de Houngue Othon. Sa confession personnelle de Jésus-Christ comme Seigneur, sa lutte pour l’éducation de son peuple, et son éthique constituent l’héritage de sa foi.

Il a servi comme un général dans un combat sans aide humaine. Ce qui l’a aidé c’était de regarder à Jésus-Christ constamment et cela lui a donné la victoire. La vigueur de cette foi l’a amené à proposer la construction d’une église qui pouvait abriter quatre cents personnes avec une fondation en pierre. Celle-ci a aussitôt été tôlée, remplaçant l’ancienne église en briques mais couvertes de nattes. Jusqu’à ce jour, malgré le développement exponentiel que Ngambe a connu depuis 1991, c’est l’église en pierre, construite par Othon, père de la foi, qui restée en place malgré sa vétusté.

Vers 1973 son frère Coula Thomas a pris sa retraite et est revenue à Ngambe avec son épouse Louise. Ceux-ci ont été très engagés dans les différentes activités de l’église tant par leur présence que par leurs dons et leur encouragement des autres. Cette présence a renforcé le ministère d’Othon. La création du district de Ngambe-Tikar par le gouvernement en avril 1974 a aussi contribué à faire entrer de nouvelles forces dans la vie de l’église. D’une manière providentielle, le premier chef de district était Bekonde Belinga Enock, fils de son camarade de formation de Tibati, originaire de Yoko. Le premier chef de bureau–Jean, un Bamoun–était aussi un chrétien engagé et il y en a eu d’autres par la suite. De nouvelles églises ont été ouvertes à Mimbe en 1974 et quelques années avant à Kwen et Mambioko près de Nditam. Chacune de ces églises croissaient avec un personnel issu de son ministère.

L’école de Ngambe a eu un enseignant à plein temps avant 1960. En 1968 il y avait trois enseignants et une école maternelle. La mission a construit un bâtiment avec trois salles de classes en ciment, chaulée et tôlée. Ngandie avait une école avec un enseignant, ainsi que Nditam et Gah. Mimbe, Mansouh, Mahan, et Kpaga avaient des catéchistes moniteurs qui servaient l’église et enseignaient les enfants. Le niveau scolaire a vite évolué dans sa paroisse si bien qu’aujourd’hui plusieurs anciens élèves occupent de grands postes dans l’administration camerounaise et l’église, et bien d’autres travaillent dans la société séculière.

Othon a hérité une foi qui ressemble au piétisme de Halle [5] en Allemagne au 18è siècle. Cette foi poussait le croyant à se replier en soi sans trop aller vers l’extérieur. Ce repli a produit le respect de la vie en lui, jusqu’à celle des fourmis. Lorsqu’Othon se deplaçait à vélo (modèle anglais) et qu’il rencontrait les fourmis, il descendait du vélo et le portait pour éviter d’écraser les fourmis. Les témoins de cette pratique ont été émerveillés par sa conduite. Il a valorisé ainsi la vie des fourmis grâce à l’Evangile qu’il avait reçue. Les gens continuent à parler de cette pratique jusqu’à aujourd’hui.

Othon, qui a grandi en bon Tikar, appreciait bien le vin. Des Allemands et des Français il avait aussi retenu qu’il fallait prêcher la modération dans la consommation d’alcool et ne pas approuver l’ivresse. Il s’est aussi distingué dans cette pratique. Quand il le pouvait il avait une réserve de vin de palme ou de Nkan (vin fait à partir de maïs fermenté) dans sa maison. Lorsque quelqu’un lui rendait visite, il lui donnait une calebasse équivalente à deux verres ordinaires. Quand le visiteur finissait de boire, Othon lui demandait de remettre la calebasse parce que quelqu’un d’autre attendait pour étancher sa soif. Les gens étaient très étonnés de voir qu’il ne te refusait pas de boire, mais te donnait la dose exacte dont tu avais besoin à l’heure. Othon répudiait ainsi l’excès qui conduit à l’ivresse. Il a formé par cela la conscience des Tikar sans créer une morale d’hypocrisie que certains Africains se sont forgés ailleurs pour plaire aux missionnaires tout en les trompant. Ailleurs dans la même église certains disent aux missionnaires qu’ils ne boivent pas alors que ce sont en fait de grands saoulards en cachette. Othon a aussi voulu que les fidèles pensent réellement à autrui en prenant peu et en en gardant pour celui ou celle qui viendrait après. Il a abrogé la consommation abusive pour en faire une action de responsabilité fraternelle. En soi, cette morale ne découle-t-elle pas de Mathieu 25v.31-46 où Jésus dit: “‘J’avais soif vous m’avez donné à boire’. Les saints lui demandent quand t’avons-nous donné à boire? Et Jésus répond: ‘Toutefois que vous avez fait cela à un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.’”

Pendant sa retraite à partir d’avril 1980, Othon était nommé trésorier du district de l’EELC de Ngambe-Tikar car on avait vu en lui l’homme qui pouvait sécuriser les finances de l’église. Il semble qu’il a servi en cette capacité sans reproche jusqu’à sa mort en 1983. Les gens se souviennent de lui avec reconnaissance envers Dieu.

Robert Adamou Pindzié


Notes:

  1. Un lamido est un chef ; le pluriel est lamibe.

  2. Un impôt levé par individu.

  3. La station comprend l’église et les maisons des missionnaires.

  4. Lode, p. 54.

  5. Un grand centre de piétisme en Allemagne.

  6. Photos personnelles de l’auteur.

Bibliographie

Kare Lode, Appelés à la liberté, Histoire de l’église Evangélique Luthérienne du Cameroun (Amstelveen : Improcep éditions, 1990).

Erik Larsen, Kamerun Norsk Misjon Gjonnom 50 Ar (Stavanger: Nomi Forlag, 1973).

Jap Van Slageren, Les origines de l’Église Evangélique du Cameroun. Missions et christianisme autochtone (Yaoundé: Editions Clé, 1972).

Alexandra Loumpet-Galitzine, Njoya et le royaume Bamoun. Les archives de la Société des Missions Evangéliques de Paris (Paris : Editions Karthala, 2006).

Joseph Mfochive, “L’éthique chrétienne face à l’interconnexion culturelle et religieuse en Afrique. Exemple du pays Bamoun 1873-1937,” thèse de doctorat, publié en 1983.

Eldrige Mohammadou, Traditions historiques des peuples du Cameroun Central,Vol. 1, Mbere et Mboum Tikar (Japon : ILCAA, 1990).

Wognou Eugene J., Douala guide vert (Agence Camerounaise des Relations Publiques, 1969).

ORSTOM, Dictionnaire des villages du Mbam, 2e éd. (Yaoundé, 1969).

Me Nshib Nswaeb Ne Ke Le Tikari Nun, ed.1982, EELC Bankim (Note de l’auteur: Recueil de cantiques en Tikar).

Adamaoua, lettre du diocèse de Ngaoundéré, No. 1, mai 1991.

AR+ECHOS, feuille de liaison missionnaire, Yaoundé, No. 018, novembre 2001.

Coula Thomas, prince de Ngambe-Tikar, infirmier retraité et grand pilier de l’église avec son épouse Louise de 1972 à leurs morts (son epouse en octobre 1997).

Houmbaro Zacharie, prince de Ngandié, informateur privilégié, membre de la Communauté Chrétienne d’Antioche de 2004 à 2005, à Yaoundé.

Mgbarouma Honoré, actuel chef supérieur de Ngambe-Tikar, pasteur, guide spirituel, camarade d’etudes théologiques, ami et frère, compagnon du premier voyage aux Etats-Unis d’Amerique sous l’egide de la FLM, en automne 1982 et en Norvège.

Mgbatou Gaston, chef de Mansou, interview de mai à septembre 2007 par Mah Evarice.

Mgbatou, Jean, prince de Ngandié, et son épouse, Houmbi, Madeleine, membres de la Communauté Chrétienne d’Antioche de 2003 à 2007, à Yaoundé.

Interviews de diverses personnes dans la congregation EELC de Gah menée par Houmbojo Fidèle, mai-septembre 2007.

Source orale de l’auteur qui a connu Houngue Othon de 1964 à 1983. Il a été mon pasteur de paroisse de 1971 à 1980. Il m’a encadré pendant mes études de théologie et m’a écrit. Je garde quelques unes de ses lettres et documents.


Cet article, reçu en 2008, est le produit des recherches du Révérend Robert Adamou Pindzié. Celui-ci est professeur à la Faculté de Théologie Evangélique du Cameroun à Yaoundé et récipiendaire de la bourse du Projet Luc en 2007-2008.