Collection DIBICA Classique

Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.

Harris, William Wadé (D)

1860-1929
Harrist Church
Libéria , Ghana , Côte d'Ivoire

William W. Harris

Dieu a fait de son âme une âme enflammée

En 1911, le monsignor Jules Moury, vicaire apostolique chargé de la mission catholique en Côte d’Ivoire était franchement désespéré par rapport à l’avenir de l’église dans cette colonie française négligée. Les prêtres des missions africaines de Lyon étaient arrivés au Golfe de la Guinée en 1895, et après plus de quinze ans, avec l’aide des frères et des soeurs de deux ordres, beaucoup de vies et beaucoup de charité avaient été consacrées à l’établissement d’une chaîne de huit stations importantes le long de la côte est de la Côte d’Ivoire. Cependant, cette oeuvre n’avait produit qu’une récolte de 2000 âmes baptisées, et il était évident que les peuples de la côte ne se tournaient pas vers la lumière du Christ.

Par contre, seulement trois ans plus tard, dans son rapport annuel de 1914, Moury était presque lyrique :

Je serais incapable, ici, d’exposer les moyens externes que la Providence Divine a utilisée pour accomplir ses desseins grâcieux, et je serais obligé de me limiter à la description des effets. Ces effets – en fait, c’est un peuple entier qui, ayant détruit ses fétiches, envahit nos églises en masse, et demande le saint baptême.[1]

Le moyen de la Divine Providence, c’était le prophète grebo William Wadé Harris, qui avait quitté Cap Palmas au Libéria le 27 juillet 1913, pour traverser la rivière Cavally vers l’est, (un fleuve qui sépare le Libéria et la Côte d’Ivoire), par obéissance – selon lui – au commandement du Christ qui se trouve en Matthieu 28 v.19. Accompagné de deux adhérentes – qui chantaient très bien, et qui jouaient des calebasses – il est passé dans un village après l’autre, appelant les peuples de la côte à abandonner et à détruire leur “fétiches,” à se tourner vers le seul vrai Dieu vivant, et à être baptisés et pardonnés par le Seigneur. Après, il leur a enseigné à suivre les commandements de Dieu, et à vivre en paix. Aussi, il les a organisés en groupes pour la prière et la louange de Dieu, une louange qui était propre à leur langue, leur musique et leurs danses, et il leur a dit d’attendre “l’homme blanc avec le livre” et les temps nouveaux qui allaient venir.

En 1926, lors d’une discussion sur les méthodes missionnaires et leur efficacité, au congrès international au Zoute, en Belgique, Edwin W. Smith, ancien missionnaire en Rhodésie, remarqua avec ironie:

L’homme qui aurait du parler au Zoute sur la prédication aux Africains, c’est le prophète Harris, l’homme qui est passé comme une comète à travers une partie de l’Afrique occidentale il y a quelques ans. C’est l’évangéliste qui a eu le plus grand succès en Afrique. En quelques mois seulement, il a regroupé plus de croyants que le chiffre total des croyants de toutes les missions au Nyasaland après cinquante ans de travail ! Quelle était sa méthode ? [2]

A cette époque, l’héritage de ce prophète était encore un fait récent et presque incroyable dans la littérature et l’expérience missionnaire occidentale : plus de 100000 africains membres de tribus baptisés en dix-huit mois, et en grand nombre prêts à recevoir l’enseignement de “l’homme blanc avec le Livre” encore dix ans après. Il est grand temps de regarder sous un jour nouveau ce prophète et sa mission, qui ont été décrits récemment par un historien catholique ainsi : “…c’était la plus extraordinaire croisade évangélique d’un seul homme connue en Afrique, et la plus couronnée de succès.”[3] Quelques années auparavant, C. P. Groves [4] avait souligné “trois personnages missionnaires remarquables” à l’époque de la première guerre mondiale en Afrique : Charles de Foucauld au Sahara, Albert Schweitzer dans les forêts tropicales du Gabon, et le prophète Harris, qui avait évangélisé les tribus païennes de la Côte d’Ivoire. Les deux premiers sont connus à cause de leurs écrits et de leur oeuvre, et par tout ce qui a été dit à leur égard par leurs interprètes, mais de l’africain Harris, qui n’a laissé aucun écrit si ce n’est qu’une demi-douzaine de brefs messages dictés, l’héritage n’est connu qu’à travers les conséquences historiques de son travail et de son ministère. La perspective qui est possible soixante-dix ans après nous aidera à mieux le comprendre.

Qui était William Wadé Harris?

Dans le sillage immédiat de son ministère de 1913-1914, l’oeuvre de Harris avait été vite dénoncée par les missionnaires catholiques comme celui d’un charlatan sans scrupules qui exécutait un “complot protestant” contre la mission. A la Côte d’Or, les missionnaires méthodistes et les pasteurs africains étaient divisés dans leur appréciation de l’homme dont ils ne savaient pratiquement rien, à part le fait qu’il avait eu des rapports avec l’église méthodiste au Libéria auparavant. Les missionnaires méthodistes anglais sont arrivés en Côte d’Ivoire en 1924, et leur appropriation de la succession de Harris à fait d’eux une source principale de connaissances sur l’homme en question. Grâce aux recherches faites récemment, de nombreuses lacunes d’information et de compréhension n’existent plus, et nous pouvons mieux comprendre l’homme derrière le prophète.[5]

Jusqu’à l’âge de douze ans, Wadé (qui est né vers 1860) a vécu dans un village traditionnel Grebo au littoral est de Cap Palmas, au Libéria. Fils d’un “père païen,” il déclarait qu’il été “né méthodiste.” Cela indique que c’était à l’époque où les convertis étaient obligés de quitter le “village païen” pour aller au village chrétien de l’autre côté du lagon, à Half-Graway. La mère de Wadé, de manière exceptionnelle, a pu vivre sa vie de foi au sein d’une vie de famille traditionelle, avec tous les sacrifices, la divination, la sorcellerie, et les influences du “médecin de campagne.” L’autre exposition importante au christianisme, à cette époque traditionnelle, était la campagne évangélique inefficace lancée de temps à autre dans le village par les missionnaires épiscopaliens.

Une deuxième période, qui a eu lieu dans son adolescence, a vu son exposition intense à la “civilisation.” Il a passé six ans chez son oncle maternel, le rév. John C. Lowrie, qui l’a pris comme apprenti et écolier dans sa maison de pasteur-maître d’école méthodiste à Sinoe, parmi les libériens immigrés, en dehors du territoire grebo et loin des influences de la vie traditionnelle. Lowrie était un ancien esclave, converti et éduqué à Freetown, et était un prédicateur et un enseignant remarquable. Il a baptisé Wadé, et lui a sans doute donné le nom William Harris. Il lui a aussi appris à lire et à écrire en anglais et en grebo. Même s’il n’était pas converti à cette époque, Harris a été marqué définitivement par la foi, la piété, la discipline, et la culture biblique de Lowrie, ainsi que par son rôle d’homme de la Bible dans la société. Cette période s’est terminée par quatre voyages que Harris a fait en qualité de Kroo-boy [garçon-Kroo] (membre de l’équipage, souvent de descendance éthnique Kroo) à bord de vaisseaux anglais et allemands qui allaient à Lagos et au Gabon, et une autre période en qualité de chef des Kroo-boys qui travaillaient dans les mines d’or à l’intérieur du pays près d’Axim, sur la Côte d’Or.

Lors d’une période de renouveau spirituel à Harper et à Cap Palmas, quand il avait à peu près vingt-et-un ans, Harris a été converti dans l’église méthodiste par l’appel du texte dans Apocalypse 2 :5 (“Souviens-toi donc d’où tu es tombé : repens-toi et accomplis les oeuvres d’autrefois.”[TOB]) préché par le pasteur libérien, le rév. Thompson. Bien des années plus tard, il a dit : “Le Saint-Esprit est venu sur moi. J’ai commencé à précher dans la première année de ma conversion.” Cette nouvelle période chrétienne a été marquée par son mariage chrétien en 1885. Il a épousé Rose Farr, la fille d’un enseignant du catéchisme épiscopalien John Farr, qui venait du village chrétien de Half-Graway. Harris, qui était maçon, a bâti leur maison dans le village, une maison qui avait tous les traits d’un “chrétien civilisé” : toit en tôle d’acier, deux étages, fenêtres avec volets, cheminée, etc. En 1888, il a été confirmé dans l’église épiscopalienne par le premier évêque libérien, Samuel D. Ferguson. A l’époque, l’église méthodiste devenait de plus en plus faible, et elle était surtout libérienne, tandis que l’église épiscopalienne était en bonne forme financièrement, et travaillait surtout parmi les Grebo. En effet, Harris a condamné son action par la suite, qui avait été faite “pour l’argent.” Mais, avec plus d’éducation, et grâce à une réussite en 1892, quand la tribu a accepté d’observer le sabbat (l’évêque avait appelé le sabbat “la lame aigüe de la cale de notre évangile”), Harris a été nommé enseignant adjoint et catéchiste pour son village natal.

Dans le contexte d’une ascension sociale associée “à la civilisation et au christianisme,” Harris a été un agent payé dans la structure épiscopalienne pendant plus de quinze ans, jusqu’à la fin de l’année 1908. D’abord simplement catéchiste, ensuite chargé de l’école du dimanche d’un village, il est devenu lecteur laïc et ensuite directeur adjoint dans son église ; dans l’école, il est passé d’enseignant adjoint à enseignant, et ensuite à la direction du petit pensionnat où il avait été précédé par son beau-père et son beau-frère. En dehors des domaines de l’église et de la mission, il est devenu interprète officiel du gouvernement en 1899, et a profité du prestige accordé à l’agent de liaison entre les fonctionnaires locaux libériens et les populations grebo indigènes.

Cette période, dans l’ensemble, a été tragiquement marquée par un conflit intense entre les noirs indigènes et les noirs américanisés. Si au début Harris était du côté des pressions “civilisantes” de l’église épiscopalienne et des formes étrangères de la république libérienne, il est clair qu’à mi-chemin de cette période, sa loyauté commençait à se déplacer de manière importante. En 1903 il a été provisoirement relevé de ses fonctions de directeur de l’école, et rétabli en 1905, mais il était clair que ses sympathies étaient du côté du peuple grebo plutôt que du côté du régime libérien. Ce régime était soutenu sans réserve par les évêques, malgré le fait qu’il n’était pas du tout prêt à assimiler “les chiens grebo.”

Au cours de cette évolution, deux modèles de pensée importants étaient en jeu pour Harris. La très grande influence d’Edward Blyden, né aux îles Vierges et proéminent au Libéria – le noir le plus éduqué et le plus capable de s’exprimer clairement à l’époque – parlait sans cesse du manque d’efficacité et de l’impérialisme culturel des missions occidentales et était fermement du côté d’une église autonome et panafricaine ; en même temps, il était convaincu que le salut politique du Libéria ne pouvait venir que d’un protectorat britannique. Mais aussi, à Cap Palmas, l’ami de Blyden, le prêtre sécessioniste Samuel Seton, avait déjà créé en 1887 l’église séparatiste de “l’Eglise du Christ” sous l’influence du leader religieux américain Charles T. Russell, qui avait fondé le groupe qui deviendrait par la suite les Témoins de Jéhovah, et dont les écrits apocalyptiques arrivaient en masse dans la région malgré l’opposition de l’évêque Samuel Ferguson.

Pendant la deuxième moitié de 1908, et s’appelant “le secrétaire du peuple de Graway,” Harris a employé les menaces, la violence, et les pratiques occultes pour manipuler les chefs grebo locaux, les amenant à être du côté des britanniques et contre la république. En février 1909, lorsqu’un coup d’état auquel Blyden a participé a échoué, le co-conspirateur Harris – au risque de sa vie – faisait flotter le drapeau britannique [le Union Jack] à Cap Palmas dans l’attente de la prise de pouvoir des anglais, à laquelle il avait beaucoup donné. Son arrestation et son emprisonnement à Harper (Cap Palmas), au Libéria, ainsi que son tribunal et sa condamnation pour raison de trahison lui ont valu une amende de $500 et une peine de prison de deux ans. Après avoir versé le montant de l’amende, il a été mis en liberté conditionnelle, mais il avait perdu son travail avec l’église épiscopalienne et avec les autorités libériennes, pour qui il avait travaillé pendant neuf ans.

Il a défié les termes de sa mise en liberté conditionnelle, et il s’est mis à précher avec vigueur contre le régime libérien, et à soutenir la désaffection et l’armement de la population locale. Quand la guerre a éclaté en janvier 1910, il s’est retrouvé en prison, sans doute à cause du fait qu’il n’avait pas respecté les conditions de sa mise en liberté. La guerre, que les troupes du Libéria soutenus par un vaisseau de guerre américain ont gagnée, était un débâcle total pour les grebo : la population en fuite, les villages pillés, des amendes, une relocalisation forcée – et la guerre la plus chère de toute l’histoire de la jeune république. Harris était en prison, déprimé par le cours des événements, et c’est là, vers juin 1910, que son avenir prophétique a été déterminé.

La vocation du prophète Harris

William Wadé Harris a vécu une sorte de deuxième conversion lors d’une visitation-trance de l’ange Gabriel, dans une vague de lumière. Au cours de trois apparitions, l’ange lui a dit qu’il devait être prophète des temps derniers ; il aurait besoin de porter une robe blanche et d’abandonner ses vêtements civilisés, y compris ses chaussures en cuir verni ; il aurait besoin de détruire les fétiches, y compris les siens d’abord ; il devait prêcher le baptême chrétien. Sa femme mourrait après lui avoir donné six shillings qui lui permettraient de voyager partout ; aussi, bien qu’il ne doive plus par la suite être marié dans l’église, il croyait que Dieu lui donnerait d’autres personnes pour l’aider avec sa mission. Il a ensuite reçu dans une grande vague de lumière une onction de Dieu quand l’Esprit est descendu sur sa tête comme de l’eau, trois fois. Plus tard, il a dit, “C’était comme de la glace sur ma tête et partout sur ma peau.”

L’avocat de la Côte d’Or, Casely Hayford, a eu une très longue discussion avec le prophète à Axim, en juillet 1914, et a été très impressionné.

Il parle avec le plus grand respect de son appel. C’est comme si Dieu avait fait de l’âme de Harris une âme en feu… Il a appris la leçon de ceux qui ont eu les lèvres touchées par un charbon ardent de l’autel, de se laisser couler en Dieu… Quand, dans la vie ordinaire, quelqu’un commet un péché contre nous, nous ne pardonnons jamais. Quand Dieu croise notre chemin et rend nos desseins conformes aux siens, il peut transformer une simple croix de bambou en une puissance qui peut racheter les âmes. Dieu a croisé le chemin de cet humble homme grebo et il a eu le bon sens de céder. Il a accepté d’avoir la volonté transformée hors mesure, et il porte partout le symbole de la croix.[6]

Il est dit que l’homme qui, en 1908 avait utilisé tous les moyens violents ou occultes à sa disposition pour obtenir la liberté politique de son peuple, a dit, six ans et demi plus tard:

Je suis un prophète au dessus de toutes religions et je suis libre du contrôle des hommes. Je ne dépends que de Dieu par l’intermède de l’ange Gabriel qui m’a introduit à ma mission des temps derniers modernes – de l’ère de paix dont parle St. Jean au vingtième chapitre de l’Apocalypse, la paix de mille ans dont l’arrivée est très proche.[7]

Le jeune homme qui avait commencé son ministère et sa foi chrétienne civilisés à l’âge de vingt-et-un ans avait tout compromis “pour de l’argent,” et pour un avenir qui l’a amené finalement à s’empêtrer dans un marécage de duplicités politiques et de manipulations, ainsi que dans la voie de la violence occulte, pour obtenir la libération de son peuple. Arrêté soudainement par des événements qu’il avait aidé à précipiter, il a été retourné, pour ainsi dire, à sa tâche de la prédication, mais aussi tourné vers l’avant dans une confiance absolue du règne avenant paisible du royaume de Dieu. “Le Christ doit régner,” disait-il. “Je suis son prophète.” Mais cette fois, c’était aussi en qualité d’Africain libre envers d’autres Africains plutôt qu’en qualité de personne “civilisée” envers les barbares.

L’influence de Russell et de ses adhérents l’ont convaincu que le Christ devait bientôt inaugurer le règne de la paix, et Harris a prédit que la première guerre mondiale servirait de jugement sur le monde civilisé. Il a ensuite annoncé une période difficile qui durerait sept ans, avant que tout ne soit transformé par le règne du Christ. Il pensait être comme l’Elie de Malachi 4, et sentait qu’il était apparu avant que n’advienne le grand et terrible jour du Seigneur pour pouvoir préparer le peuple pour le règne de paix avenant, au cours duquel il serait le juge responsable de l’Afrique occidentale. Sa mission était de préparer les siens par la prédication de la repentance, du baptême, et de la paix, pour que le Seigneur connaisse les siens. Il avait renoncé à la machination politique et à la violence, mais non pas à la vision politique ; il en avait plutôt changé le caractère et les moyens, et il s’était engagé à avancer par la prédication ce qui arriverait par la main du Seigneur. Sa feuille de route, c’était le grand mandat du Christ, trouvé dans Matthieu 28 v.19-20.

A part son identification à Elie, sa prophécie de l’arrivée du royaume en sept ans, et son propre rôle comme juge lors de celui-ci (il n’imposa rien de tout cela aux autres), Harris avait été pris dans la dynamique eschatologique très non-africaine du messianisme du Nouveau Testament et de cet esprit, et il en avait eu les pleins pouvoirs. Le politicien Casely Hayford a insisté:

On arrive chez lui le cœur plein d’amertume, et quand il a fini de vous parler, il n’y a plus d’amertume dans votre âme… Il fait appel au Dieu vivant. Sous l’influence de Dieu, il calme l’âme troublée. Il chasse les conflits. Il apaise l’amertume. Il amène la joie et la légèreté d’âme à ceux qui sont dans le désespoir. Il faut bien que cela vienne de Dieu. Il n’attache aucune importance à lui-même… Il est l’image même de l’humilité.[8]

Il y a vingt ans, quand l’historien Gordon Haliburton passait dans tous les villages de la Côte d’Ivoire pour s’entretenir avec les vieillards qui pouvaient lui parler de leurs souvenirs du prophète Harris, on lui a souvent dit, “Il nous a appris à vivre en paix.”

La Mission de Harris

Après avoir été relâché de prison en juin 1910, Harris a immédiatement entamé son ministère prophétique. Remis en prison brièvement, et ensuite relâché, il a parcouru la côte du Libéria en prêchant la repentance et le baptême, apparemment sans grand succès avant ses aventures en Côte d’Ivoire et en Côte d’Or. Là, vêtu d’une soutane blanche et d’un turban, avec une crosse surmontée d’une croix dans une main et une Bible et un bol pour les baptêmes dans l’autre, il avait une allure frappante et originale. Il s’est attaqué aux forces spirituelles locales et a désarmé les sorciers, souvent dans un concours où il s’averait le plus puissant. En réponse, tous les villageois amenaient leurs fétiches religieux pour les brûler, et ils s’agenouillaient pour le baptême en s’agrippant à la croix, pour recevoir ensuite un petit coup de confirmation sur la tête avec la Bible du prophète. Ensuite, Harris leur enseignait les dix commandements, le Notre-Père, et parfois le Credo. Des employés de bureau méthodistes itinérants, en provenance de la Sierra Leone ou de la Côte d’Or, qui travaillaient pour des sociétés commerciales le long de la côte ont été incités à prendre en main la suite du ministère. Ailleurs, le prophète disait à chaque village de se bâtir un lieu de louange simple, et il nommait douze apôtres pour le gouvernement de la nouvelle communauté religieuse. Là où il y avait une mission catholique ou une très rare assemblée de méthodistes étrangers, il encourageait les gens à y aller pour recevoir l’enseignement des hommes de Dieu. Son ministère était accompagné de guérisons remarquables et de prodiges étranges : un bateau qui a brûlé quand les travailleurs kroo-boys n’ont pas reçu de congé du dimanche ; les morts rapides et successives d’un administrateur qui l’avait chassé de la colonie française à la Côte d’Or, et d’un sergent qui avait battu le prophète ; la chute d’une tour d’église après avoir été rejeté avec arrogance par un prêtre catholique ; les morts subites de ceux qui avaient seulement caché, et non pas détruit, leurs fétiches. De plus en plus, les rumeurs de sa puissance et de ses prodiges le précédaient, et les foules étaient non seulement prêtes à le recevoir, mais on venait à sa recherché. En Côte d’Or occidentale, l’administrateur britannique avait du mal à croire à la transformation morale et sanitaire qui avait eu lieu dans les villages qu’il connaissaient si bien.

Malgré le fait qu’il avait été arrêté et emprisonné trois fois en Côte d’Ivoire, le prophète y est retourné à partir de la Côte d’Or parce qu’il pensait que Dieu le lui avait commandé. De grandes foules sont venues à lui à Grand Bassam et à Bingerville où, une fois de plus, ses baptêmes étaient souvent accompagnés d’exorcismes impressionnants et de guérisons. La première guerre mondiale avait été déclarée début août 1914, et dans la colonie française, les prêtres missionnaires et les administrateurs coloniaux ont répondu à l’appel aux armes. Un mouvement religieux et politique qui n’était contrôlé ni par la mission catholique, ni par l’administration française, avait commencé. Harris et les trois femmes qui l’accompagnaient ont été arrêtés, mis en prison, battus très sévèrement, et un mois plus tard (en janvier 1915), expulsés par les mêmes autorités, qui avaient auparavant reconnus leur utilité publique. En fait, le prophète avait prêché la soumission aux autorités sous la loi de Dieu, avait dénoncé l’abus de l’alcool, et avait visiblement changé le climat moral des populations en dénonçant l’adultère. Vers le début de 1915, au Libéria, une de ses chanteuses, la jeune veuve Hélène Valentine est morte suite aux corrections qu’elle avait reçue pendant sa mission avec le prophète.

Harris a essayé huit fois de rentrer en Côte d’Ivoire, mais il a toujours été empêché par les autorités coloniales. Néanmoins, il parcourait la côte du Libéria avec sa mission, et pénétrait souvent vers l’intérieur, où les missionnaires n’avaient jamais été. Il est allé à la Sierra Leone trois fois à pied : en 1917, 1n 1919 et en 1921. Même si son ministère au Libéria a causé des problèmes pour le missionnaire méthodiste Walter B. Williams, à cause de leur différend sur le mariage polygame, il a néanmoins provoqué un “mouvement de renouveau” massif en 1915 et pendant les années suivantes. Harris n’a pas dénoncé la polygamie, et il l’acceptait comme une réalité de la vie africaine. Par conséquent, il a sans cesse eu des problèmes avec les groupes méthodistes et d’autres groupes.

En 1925, le prophète a eu une attaque d’apoplexie, et il ne s’en est remis qu’en partie; cependant, il a continué son ministère de pèlerin vers l’intérieur. En 1926, lors d’une visite par le missionnaire Pierre Benoît, il revenait juste d’une mission où il avait baptisé plus de cinq cent personnes. Le contact avec Benoît venait du fait que les méthodistes anglais avaient découvert les fruits de l’œuvre de Harris en 1924 en Côte d’Ivoire. C’était un nouveau chapitre dans l’histoire missionnaire : reconnaître les faits, accepter la responsabilité de l’héritage des “protestants de Harris,” recréer les structures pour les absorber, leur donner un enseignement et une discipline. Les baptisés n’ont pas tous accepté le nouveau gouvernement méthodiste de leur vie d’église, et Benoît a ramené de la part du prophète âgé un “testament” inspiré “à la méthodiste” pour conclure l’affaire de la succession et pour recommander vivement à ceux qui hésitaient encore de rentrer au bercail méthodiste.

En 1927, le prophète a reçu chez lui à Spring Hill une délégation de dirigeants adjukrou de la Côte d’Ivoire, pour leur donner conseil sur la question du contrôle méthodiste. Harris était en faveur de ce contrôle, et s’opposait à celui du “prophète” traditionnaliste aké. Cependant, en décembre 1928, Harris a reçu une autre délégation de la Côte d’Ivoire qui se plaignait des disciplines méthodistes par rapport à la famille et aux finances. Lors de cette réunion finale, le prophète a clairement indiqué qu’il était déçu par les contrôles méthodistes, et il a chargé un jeune choriste ebrié, Jonas Ahui, en provenance de l’assemblée du village de Petit Bassam, de “recommencer.” Harris a envoyé un message au chef du village, le père d’Ahui, qui se demandait comment il devait répondre à la présence missionnaire. Pour le chef du village, le prophète confirmait la validité de la polygamie si la loi de Dieu était respectée, et dénonçait les paiements reçus pour les services religieux. Harris avait le vif désir de rentrer en Côte d’Ivoire, mais il ne pouvait pas parce qu’il allait bientôt “rentrer chez lui.” Mais il a prédit une nouvelle guerre pour la France, et déconseillait le voyage en Europe, se référant encore à Malachi 4. “Si vous dites que vous êtes de Dieu, il vous faudra souffrir bien des malheurs. N’abandonnez jamais votre Dieu… Il faut toujours avoir Dieu devant soi. C’est lui qui sera votre guide en toutes tentations : n’abandonnez jamais, ne quittez jamais votre Dieu pour sauvegarder votre vie… Je suis à vous en Christ.”

Au mois d’avril 1929, âgé d’à peu près soixante-dix ans, le prophète est mort, épuisé et sans un sou. L’on dit que les funérailles chrétiennes simples au village de Spring Hill ont été conduites par le pasteur épiscopalien local. Cinq de ses six enfants, et de nombreux petits-enfants, l’ont survécu. Aujourd’hui, au cimetière du village de Spring Hill, une “pierre tombale” improvisée en ciment, peinte en blanc, porte l’épitaphe rudimentaire suivant, gravé à la main : “Avec affection, et en mémoire de Propha Wadé Harris né– mort le 15 juin de l’an 1928. Erigé par Abraham Kwang en 1968. “On dit localement que là où il n’y avait eu qu’une simple pierre tombale, un homme qui venait du Ghana a créé cette dalle tombale en ciment par respect et par hommage au prophète qui, bien des années auparavant, avait fait revivre sa mère trois jours après sa mort.

L’héritage

En guise de préface au résumé de l’héritage de Harris, il faut remarquer que par rapport aux autres prophètes africains et leurs mouvements, son impact était exceptionnel : dans son caractère inter-tribal et inter-colonial ; dans sa précédence à, ou dans sa contibution importante au christianisme missionnaire ; dans l’attitude initialement positive de Harris vis-à-vis des régimes colonialistes anglais et français, malgré son approche négative “pré-prophétique” au régime noir du Libéria. Ces éléments uniques créent certaines conditions pour l’héritage de plusieurs manières inhabituelles.

L’œuvre de Harris a provoqué une cassure massive avec les pratiques externes des religions africaines traditionnelles le long de la côte : la disparition d’un ensemble de “tabous” sur les jours et les lieux ; la disparition de la danse luxurieuse ; “l’apprivoisement” des festivals traditionnels ; la disparition des huttes qui servaient à isoler les femmes pendant leur menstruation ; la transformation des pratiques funèbres et des enterrements. Dix ans après le passage de Harris, les missionnaires anglais ont observé les grandes différences qui existaient entre la Côte d’Ivoire et le Dahomey ou le Togo, qu’ils connaissaient si bien. La description suivante, qui vient de l’administrateur colonial, le capitaine Paul Marty, parle d’un

fait religieux, presque incroyable, qui a bouleversé toutes les idées que nous avions sur les sociétés noires de la Côte – tellement primitives, tellement rustiques – et qui, de par notre occupation, et en conséquence de celle-ci, sera l’événement social et politique le plus important dans dix siècles d’histoire, qu’il s’agisse du passé, du présent ou de l’avenir de la Côte d’Ivoire maritime.[9]

Un nouveau mouvement laïc indigène religieux a été créé, un mouvement comprenant une douzaine de groupes ethniques et créant ainsi de nouvelles formes d’unité dans la diversité : un Dieu, une loi théocentrique (les Dix Commandements), un jour (le dimanche), un livre (la Bible), un symbole (la croix), un baptême (cassure avec les “fétiches”), un lieu de culte, une institution (direction de l’église faite par “douze apôtres”). C’est ici que la prière, y compris le “Notre Père,” et la chanson et la danse traditionnelles transformées ont remplacé les sacrifices et la louange des fétiches. Quoique différent d’un protestantisme et d’un catholicisme européens, le mouvement était nourri par des laïcs chrétiens africains étrangers, et formait une réalité tellement substantive, que pour des missionnaires catholiques en 1921, il “menaçait” de transformer la Côte d’Ivoire en une “nation protestante.”

Le long de la côte de Guinée, la mission catholique a connu une genèse accélerée. En 1923, l’église de la Côte d’Ivoire comptait 13000 membres et plus de 10000 catéchumènes. Le rapport officiel de 1925 reconnaît que Harris était l’instrument par lequel “le salut de la Côte d’Ivoire arriverait – ou du moins, par lequel il aura commencé.” Le père Bedal, de Korhugo, dans le nord, regrettait le fait que Harris n’était pas arrivé jusque-là pour faciliter l’évangélisation des Senufo. Au Ghana, où il n’y avait pas eu de baptisés catholiques en 1914 à Apollonia, il y avait en 1920 vingt-six stations principales et trente-six stations secondaires, avec 5200 membres et 15400 catéchumènes. Le missionnaire catholique George Fischer a parlé du “feu divin allumé par la grâce du maître divin,” mais n’a pas mentionné Harris. Au Libéria, où la mission catholique n’avait recommencé qu’en 1906, le préfet, le père Jean Ogé, a écrit en 1920 que “les missions avancent à grands sauts…grâce à l’ancien enseignement du fameux prophète Harris. Les païens, privés de leurs vieux dieux, viennent en masse à nos églises pour demander l’instruction religieuse.”[10]

Il y a eu une grande percée pour les missions protestantes. Au Ghana, l’église méthodiste a vu plus de 8000 personnes de la région d’Axim demander à devenir membres de l’église, et un village après l’autre demandait des catéchistes et des écoles. En Côte d’Ivoire, l’arrivée des méthodistes anglais en 1924 a amené dans l’espace de seize mois, à la réorganisation de plus de 160 chapelles, avec plus de 32000 noms à compter dans les registres des églises. Le “testament” de Harris ramené en 1926 a davantage aggrandi cette assemblée de croyants. En 1927, en réponse à l’impact de Harris, la mission biblique baptiste française a commencé son travail dans le sud-ouest. En 1929, la Christian Missionary Alliance [Alliance Missionnaire Chrétienne] est arrivée des Etats-Unis, prête à travailler avec le fruit des labeurs de Harris, et c’est ainsi qu’ils se sont mis à l’œuvre au centre de la Côte d’Ivoire. Ce sont là les trois églises protestantes les plus importantes aujourd’hui.

Un mouvement de masse a aussi été stimulé au sein des églises protestantes établies au Libéria. L’église méthodiste épiscopalienne, en 1916, a parlé de manière officielle,

d’un grand mouvement de renouveau parmi les indigènes par lequel Dieu nous a bénis. Nous n’aurions jamais pu avoir autant de membres sans ce mouvement. Nous ne pouvions même pas faire rentrer dans l’église tous ceux qui ont fait profession de foi, parce que nous n’avions pas assez de missionnaires pour les instruire et les former. Néanmoins, de nombreux autres sont allés dans d’autres églises et le christianisme ne les a pas perdus. Des milliers, littéralement, et surtout des jeunes, sont rentrés au royaume de Dieu.[11]

Frederick A. Price a parlé d’un “vrai raz-de-marée d’enthousiasme religieux qui a poussé des centaines de gens à rentrer dans l’église chrétienne… ce nétait rien de moins que la Pentecôte en Afrique.” Mais, il a aussi remarqué que le fait de refuser d’abandonner la polygamie a amené à ce que l’église refuse d’accepter un très grand nombre de personnes, malgré la contradiction évidente par rapport à l’enseignement et à la prédication de Harris sur ce point.

Beaucoup de ces gens sont peut-être membres de l’église invisible du Christ, même si nous ne pouvons les accepter pleinement comme membres des assemblées locales… Un point saillant de ce grand mouvement, c’était le fait que les tribus qui semblaient être les plus difficiles à aborder sont devenues les plus ouvertes à la prédication de l’évangile… Le feu du renouveau s’est vite répandu d’une extrémité de la côte à l’autre, et certaines parties de l’intérieur ont partagé la merveilleuse expérience de prise de contact avec le Christ.[12]

Il y a eu aussi la création de l’église Harriste en Côte d’Ivoire en 1931 par suite à la visite en 1928 du leader Ebrié Jonas Ahui, qui avait été consacré par le prophète, avait reçu sa Bible et sa croix, et le dernier message écrit de Harris. Aujourd’hui, l’église est une réalité importante multi-ethnique, qui compte autour de 200 000 adhérents, y compris des communautés au Ghana et au Libéria. Les sept cultes chaque semaine (dont trois le dimanche) sont dans les langues locales et font preuve de la marque distincte de Harris : un accent très fort anti-fétiche et monothéiste ; la prière comme remplacement du sacrifice ; la musique et la danse traditionnelles ; l’utilisation de la croix, de la Bible, de la calebasse et du bol du baptême comme instruments liturgiques ; des vêtements liturgiques suivant le modèle de Harris ; des pratiques de mariage traditionnelles, où les prédicateurs n’ont qu’une femme ; un gouvernement de “douze apôtres” ; des prédicateurs autonomes, choisis parmi les membres de l’assemblée locale. Ahui a continué à être le chef spirituel de l’église jusqu’à sa mort en 1992.

Il y a eu une croissance de “prophétisme” – une sorte de troisième voie entre la religion traditionnelle et les églises commencées par les missions. Le phénomène n’a pas cessé depuis le temps où Harris est passé dans les endroits qui ont été marqués par son influence : au pays Dida avec Makwi, presque parallèlement à Harris ; par Aké parmi les Adjukru et par Abbey dans les années 1920 ; par la prophétesse Marie Lalou et le mouvement Déïma après les années 1940, le long de la bordure nord des régions influencées par Harris ; par Adaï parmi les Dida dans les années 1940 ; par Papa Nouveau auprès des Alladiens dans les années 1950 ; par Josué Edjro auprès des Adjukru dans les années 1960, et par Albert Atcho, de l’intérieur de la tradition harriste, au service de tous les peuples des lagons. Même si Harris est l’inspiration partielle du phénomène, aucun de ces leaders ont eu le Christocentrisme authentique du prototype. Et bien que les mouvements maintiennent une certaine continuité, il y a aussi un mouvement constant qui va de leur milieu vers les communautés Christocentriques. Au Ghana, l’accent “prophécie-guérison” de l’Eglise des Douze Apôtres la met plus ou moins dans la même lignée, qui remonte à deux disciples qui étaient avec Harris, Grace Thanni de la Côte d’Or, qui l’accompagnait, et John Nackabah.

Un autre résultat du déplacement religieux populaire – accompagné de l’échec, de la part des missions et des églises, de donner suite à l’élan de Harris (manque de personnel, piété et disciplines occidentales, refus de reconnaître la polygamie) – se trouve parmi les nombreuses églises “spirituelles” autonomes de l’après-Harris, qui se trouvent au Ghana et au Libéria, et qui prennent la forme d’un christianisme populaire africain en évolution.

L’ouverture à la modernité est frappante. Les peuples côtiers étaient opposés à l’éducation de leurs enfants dans les écoles occidentales coloniales, mais Harris a changé tout cela en leur disant : “Envoyez vos enfants à l’école.” En septembre 1915, moins d’un après l’arrestation de Harris à l’initiative du lieutenant-gouverneur Angoulvant, ce dernier a écrit :

Une fois de plus, j’ai été frappé par le bel aspect du village de Jacqueville [sur la côte Alladienne, où Harris a eu un ministère]. Mais ce que j’ai remarqué le plus, c’était l’enthousiasme avec lequel les enfants sont venus à l’école que je venais d’ouvrir, ainsi que le grand désir évident qu’ils ont pour l’instruction, dès qu’ils ont un maître formé et plein de zèle, comme celui que je viens de leur envoyer. Aucune école, jusque là, n’a eu autant de succès. En plus, c’est le chef de Jacqueville lui-même qui a gratuitement fourni le bâtiment jusqu’à ce que l’administration puisse leur en fournir un.[13]

Ces enfants, ainsi que les nombreux autres, en provenance de bien d’autres endroits, ont été parmi les premiers cadres de la Côte d’Ivoire indépendante en 1960 : secrétaires d’état, ambassadeurs, députés législatifs, directeurs de sociétés, et ainsi de suite.

Il y avait un climat général de paix et de soumission coopérative, accompagnée d’un rejet intérieur profond du colonialisme et de sa “pacification” avant Harris, ainsi que de la conscription et des travaux forcés de celle-ci après Harris. Le climat, nourri par le nouveau mouvement populaire religieux important, était en fait un nationalisme particulier qui a amené à “l’indépendance avec la France” sous le président Félix Houphouet-Boigny, et qui a contribué de manière importante à la base du présent soi-disant miracle moderne de la Côte d’Ivoire.[14] Plusieurs observateurs bien informés ont noté le rapport entre l’impact de Harris et l’état présent des choses en Côte d’Ivoire, qui sont caractérisés par les accents africains de l’hospitalité et du dialogue, et par l’absence de la violence sociale et politique. Le président lui-même, dans un des premiers discours à l’assemblée nationale, a indiqué qu’il était conscient de l’héritage de Harris qui avait précédé son propre travail.

Observations sur la stratégie missionnaire de Harris

Dans la mesure où Harris avait un message très simple, où il insistait sur une église africaine, où il exploitait les structures et les valeurs indigènes, et où il respectait les structures familiales traditionnelles, on pourrait dire que sa stratégie d’évangélisation et de création d’églises africaines était très semblable à celle de Blyden, le pasteur presbytérien d’autrefois qui avait abandonné son ministère et son espoir pour les missions occidentales, tout en retenant sa foi en Christ et au “Dieu d’Afrique.” A un certain point dans sa réflexion, Blyden avait senti que le christianisme, dans son premier impact sur le paganisme, devrait être assez semblable à l’Islam dans la simplicité de son message, de ses symboles et de ses rituels, ainsi que dans son adaptabilité à l’Afrique. Même après une première implantation, la foi pourrait s’approfondir en Christ jusqu’à ce qu’elle arrive à une meilleure compréhension du dieu africain ; même l’Islam pourrait être une étape en avant vers la plénitude de l’évangile. C’était une stratégie qui n’est pas très différente de celle de l’école de la croissance de l’église d’aujourd’hui, avec sa terminologie de “formation de disciples” et de “perfectionnement.” [15] Cependant, au-delà de Blyden le sophistiqué, Harris comprenait que la question n’était pas simplement celle de la simplicité, mais plutôt du pouvoir. Beaucoup, en fait, ont insisté sur la cassure avec les anciennes forces comme facteur capital dans l’évangélisation de l’Afrique. L’Islam a souvent effectué cette cassure, mais n’a toujours pas satisfait de manière massive à l’espoir que Blyden avait pour cela en Afrique. De manière semblable, Harris a satisfait à cette stratégie avec son espoir Christocentrique, son symbolisme, et ses assemblées, sur deux plans. D’abord, le christianisme dans la partie inférieure de la Côte d’Ivoire est très bien enracinée en terre africaine, et c’est un christianisme africain malgré les grands revêtements méthodistes et catholiques. Ensuite, comme le capitaine Paul Marty avait remarqué en 1922, là où Harris avait laissé son empreinte, l’Islam n’aurait probablement eu aucun attrait. L’importante présence de l’Islam en Côte d’Ivoire inférieure vient non pas de son influence parmi les peuples côtiers, mais des immigrations massives vers la prospérité du sud qui sont venues de la Côte d’Ivoire supérieure et des pays au nord, surtout sous l’effet du colonialisme français.

La nouvelle dimension dans la stratégie de Harris, c’était l’administration immédiate du baptême, qui avait donc lieu lors de ce mouvement qui vient juste après la confrontation des pouvoirs. C’était une mesure préventive, qui servait à empêcher le retour des gens aux anciennes puissances. C’était un baptême chrétien trinitaire, même si les gens n’en saisissaient pas le sens. Le père Joseph Hartz à Grand Bassam a écrit : “Un jour, je lui ai demandé de ne pas baptiser. Il m’a donc amené des centaines de personnes que je devais baptiser moi-même. Je lui ai demandé d’attendre que l’instruction rende les âmes de ceux-ci capables de saisir la nature du baptême, mais il m’a répondu, ‘Dieu le fera.’” [16] S’il fallait faire la critique de la stratégie, soit de manière positive, soit de manière négative, c’est sur ce point là qu’il faudrait la faire.

Dans la mesure où Harris mettait l’accent sur le repos dominical comme signe continu d’une cassure avec le passé, qu’il faisait de la prière un remplacement pour les sacrifices, qu’il se servait de la Bible dans la chapelle pour remplacer le fétiche collectif du village, et qu’il présentait de nouveaux festivals pour remplacer les anciens, il mettait tout simplement en pratique une norme épiscopalienne bien connue qu’il avait vue et même pratiquée parmi les siens dans la région de Cap Palmas.[17] La nouvelle dimension dans la stratégie, c’était le fait de garder la musique traditionnelle, mais d’en changer les paroles, plutôt que de présenter une nouvelle hymnologie étrangère – et ça, il l’a fait malgré le fait que ses cantiques préférés comprenaient “Regardez, il descend sur les nuages,” “Guide moi, O grand Jéhovah,” et “Quel ami fidèle et tendre.” L’emploi de la calebasse et de la danse faisait aussi partie de cette stratégie, en dépit de leurs ambiguïtés implicites, car elles étaient essentielles pour un peuple aux traditions orales, et pour Harris, l’alphabétisation n’était pas une condition préalable à la foi.

Harris était très conscient de l’expression du pouvoir du Saint-Esprit et des dons de l’Esprit (la prévoyance, la prophétie, la guérison, l’exorcisme, les langues, les visitations/trances, le pouvoir qui vient de la parole, les prodiges) et il les a appropriées à sa manière. Cette conscience d’une réalité biblique et apostolique importante avait été nourrie par une culture biblique profonde, qui avait eu ses débuts sous l’influence du méthodiste John C. Lowrie. Mais chez Harris, ces pouvoirs ont été exprimés d’une manière entièrement africaine, et il avait seulement eu comme prototypes visuels les “médecins de campagne” traditionnels.

Dans la mesure où il avait été poussé par une insistance eschatologique, confirmée par “l’Armageddon” de la première guerre mondiale, et était lui-même devenu la pointe d’une confrontation des pouvoirs d’une grande percée messianique orientée vers un royaume de paix, Harris était impliqué dans une stratégie qui n’était pas très africaine, influencée par les écrits de Russell sur le royaume de Dieu et le besoin d’un “peuple-Elie” pour proclamer et vivre ce royaume fidèlement jusqu’à la fin, face à l’opposition des pouvoirs politiques ou ecclésiastiques. Les milieux missionnaires protestants qu’il avait connus l’ont gardé de ce virus du Nouveau Testament, qu’il avait attrapé chez les sectaires.

En effet, la stratégie de Harris, comme l’héritage, était une synthèse de plusieurs influences. L’héritage, cependant, n’a pas gardé la dynamique centrale de la stratégie.

David A. Shank


Notes:

  1. Archives de la Société des Missions Africaines (Rome), 12/804.07 :28 :761,1914.

  2. Edwin W. S. Smith, The Christian Mission in Africa [La mission chrétienne en Afrique] (London and New York: International Missionary Council, 1926), p.42.

  3. Adrian Hastings, African Christianity [Le Christianisme africain] (London and Dublin: Geoffrey Chapman, 1976), p.10.

  4. C. P. Groves, The Planting of Christianity in Africa [L’implantation du christianisme en Afrique] (London: Lutterworth Press, 1958), 4:41.

  5. Voir David A. Shank, “A Prophet of Modern Times; The Thought of William Wadé Harris.” [Un prophète des temps modernes; la pensée de William Wadé Harris] 3 vols. (Thèse de doctorat, Université d’Aberdeen, 1980).

  6. Casely Hayford, *William Waddy Harris: The West African Reformer [William Waddy Harris, le réformateur de l’Afrique occidentale] *(London: C.M. Phillips, 1915), pp.16-17.

  7. Traduction vers l’anglais, de G. van Bulck, “Le prophète Harris vu par lui-même (Côte d’Ivoire 1914),” dans Devant les sectes non-chrétiennes (Louvain: XXXème Semaine de Missiologie, 1961), pp.120-24.

  8. Hayford, William Waddy Harris, pp. 16-17.

  9. Paul Malty, Études sur l’Islam en Côte d’Ivoire (Paris: Editions Ernest Leroux, 1922), p.13.

  10. Cité dans E. M. Hogan, Catholic Missionaries and Liberia [Les missionnaires catholiques et le Libéria] (Cork, Ireland: Cork Univ. Press, 1981), p.103.

  11. “Livre Bleu” du Congrès du Libéria [Eglise Méthodiste du Libéria] (Monrovia : College of West Africa Press, 1916), pp. 7f.

  12. Frederick A. Price, Liberian Odyssey [Odyssée du Libéria] (New York: Pageant Press, 1954), pp. 142-48.

  13. *L’Indépendant de la Côte d’Ivoire *[journal publié à Grand Bassam, Côte d’Ivoire] 137, 7 sept., 1915.

  14. Ce sujet est discuté dans E. Amos-Djoro, “Les églises harristes et le nationalisme ivoirien,” Le mois en Afrique 5 (1966):26-47.

  15. La comparaison de la théorie et de la pratique de la croissance des églises par rapport au ministère de Harris est discutée dans J. Stanley Friesen, “The Significance of Indigenous Movements for the Study of Church Growth,” [“L’Importance des mouvements indigènes pour l’étude de la croissance de l’église”] dans The Challenge of Church Growth [Le défi de la croissance de l’église] éd. Wilbert R. Shenk (Elkhart, Ind. : Institute of Mennonite Studies, 1973).

  16. Voir van Bulck, “Le prophète Harris,” pp. 120-24.

  17. Les différences entre les conversions de communauté, les conversions individuelles à travers la Parole, et les conversions individuelles par la voie des manifestations de puissance du Saint-Esprit, dans chacune de leurs manifestations sociales en Côte d’Ivoire, ont été très soigneusement étudiées par Charles-Daniel Maire, “Dynamique sociale des mutations religieuses : Expansions des protestantismes en Côte d’Ivoire,” mémoire non-publié à la Sorbonne, Paris, E.P.H.E., 1975.


Bibliographie

Friesen, J. Stanley. “The Significance of Indigenous Movements for the Study oof Church Growth. [“L’importance des mouvements indigènes pour l’étude de la croissance de l’église”] dans The Challenge of Church Growth,[Le défi de la croissance de l’église] éd. Wilbert R. Shenk. Elkhart, Ind.: Institute of Mennonite Studies, 1973.

Haliburton, Gordon Mackay. The Prophet Harris [Le prophète Harris]. London : Longmans, 1973.

Hayford, Casely. William Waddy Harris : The West African Reformer [William Waddy Harris, le réformateur de l’Afrique occidentale]. London: C.M. Phillips, 1915.

Shank, David A. Prophet Harris, the “Black Elijah” of West Africa [Le prophète Harris, “l’Elie noir” de l’Afrique Occidentale]. Leiden: E. J. Brill, 1994.

Van Bulck, G. “Le prophète Harris vu par lui-même.” dans Devant les sectes non-chrétiennes. Louvain: XXXème Semaine de Missiologie, 1961.

Walker, Sheila Suzanne. “Christianity African Style: The Harrist Church of the Ivory Coast.” [“Le christianisme à l’africaine: l’église harriste de la Côte d’Ivoire”] Thèse de doctorat, Université de Chicago, 1976.

——–. “The Message as the Medium: The Harrist Churches of the Ivory Coast and Ghana.” [“Le message comme moyen: les églises harristes en Côte d’Ivoire et au Ghana.”] dans African Christianity: Patterns of Religious Continuity [Le christianisme africain: formes de continuité religieuse] éd. George Bond et al. New York : Academic Press, 1979.

——–. *The Religious Revolution in the Ivory Coast: The Prophet Harris and His Church.[La révolution religieuse en Côte d’Ivoire : le prophète Harris et son église] * Chapel Hill : Univ. Of North Carolina Press, 1983.


Cet article, qui vient du International Bulletin of Missionary research [Bulletin International de Recherches Missionnaires] oct. 86, Vol.10, parution 4, p.170-176, est reproduit, avec permission, de Mission Legacies: Biographical Studies of Leaders of the Modern Missionary Movement, [L’héritage des missions : études biographiques des leaders du mouvement missionnaire moderne], copyright © 1994, édité par G. H. Anderson, R. T. Coote, N. A. Horner, J. M. Phillips. Tous droits réservés.