Collection DIBICA Classique

Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.

Denis, Louis

1878-1966
Église Catholique
Malawi

Vers la fin de l’année 1888 les missions fondées par les Pères Blancs dans le Centre Africain semblaient vouées à une ruine irrémédiable. Une série sanglante de révoltes et de guerres avait soulevé et décimé le royaume de l’Ouganda. Les Arabes vainqueurs proclamèrent roi un de leurs partisans et firent expulser tous les missionnaires européens, tant catholiques que protestants.

En Tanzanie et au Zaïre, en particulier sur les rives Est et Ouest du lac Tanganyika, la situation des missionnaires n’était guère plus brillante; les esclavagistes voyaient d’un mauvais œil l’établissement de missions qui menaçaient leur influence et surtout leur infâme commerce. La mission bénédictine de Dar-es-Salaam avait été attaquée le 11 janvier 1889 et plusieurs de ses membres assassinés. Désormais les communications avec Tabora et Ujiji étaient coupées. Qu’allaient devenir, à l’intérieur du pays, les missionnaires et leurs œuvres?

Le Cardinal Lavigerie, fondateur des Pères Blancs, fut vivement affecté par ces événements, mais il n’était pas homme à capituler, surtout après les gros sacrifices consentis pour la pénétration de ces régions. Chargé en 1878 par la S.C. de la Propagande de l’organisation des missions dans le Centre Africain, il avait déjà envoyé ses missionnaires en Ouganda, en Tanzanie, au Zaïre. La situation nouvelle obligea Mgr Lavigerie à créer au sud de ces territoires en difficulté une nouvelle mission, celle du Nyassa, qui devait englober la moitié Nord de la Zambie actuelle et tout le Malawi. Cette fondation permettait d’ouvrir par cette voie des communications nouvelles avec les missions de l’Ouganda, du Tanganyika et du Zaïre, puisque la piste caravanière de Tabora semblait fermée pour longtemps.

Evidemment la mission du Nyassa ne devait pas seulement servir de voie de passage vers les Vicariats Apostoliques déjà créés, mais devenir à son tour la base des diocèses futurs de ces régions. Entreprise ardue: d’une part, dans la partie nord de la Zambie actuelle, le bloc compact Bemba, apparemment imperméable à toute influence; d’autre part, la réalité protestante-l’heure du dialogue et de l’œcuménisme n’avait pas encore sonné. Livingstone, au cours de ses voyages, avait conclu des traités avec les roitelets du pays ; des sociétés protestantes, soutenues par Londres, s’y étaient établies, ouvrant, avec leurs missions évangéliques, des comptoirs de commerce. Sous leur inspiration s’était constituée la “Compagnie des Lacs Africains” (African Lakes Corporation-A.L.C.). Par la voie qu’elle avait créée entre la Shiré et le Tanganyika, cette dernière drainait tout le commerce de ces régions.[1] Enfin, autre grosse difficulté, la rivalité entre le Portugal et la Grande-Bretagne, à travers les accrochages entre Serpa-Pinto et Johnston, exigeait de la part des premiers missionnaires une grande prudence et beaucoup de discrétion.[2]

Mgr Joseph Dupont fut le fondateur des missions Bemba en Zambie, tandis qu’un peu plus tard, le Père Mathurin Guillemé - successeur de Mgr Dupont en 1911 - jetait les fondations de l’église au Malawi. En 1902, la mission de Ciwamba-Likuni était créée ; peu après, en 1903, celle de Mua, et en 1904 celles de Kachebere et Nguludi.

Le Père Louis Denis arriva au Malawi, à Mua, sur la rive sud ouest du lac Nyassa (maintenant lac Malawi), le 7 octobre 1905 ; il travailla jusqu’à sa mort, le 12 mai 1966, dans la région centrale du Malawi. Il participa donc ainsi durant toute sa vie missionnaire à la naissance, au développement et à l’épanouissement de l’église au Malawi, et plus précisément du Diocèse de Lilongwe.

Né le 24 août 1878 aux Halles-le-Fenöyl, dans le canton de St-Laurent de Chamousset (Rhône), Louis fit ses humanités au Petit Séminaire diocésain d’Argentière et sa philosophie au Séminaire d’Alix. Après deux ans de service militaire il reçut l’habit de Père Blanc le 7 octobre 1901. Après ses études théologiques à Carthage, il y fut ordonné prêtre le 29 juin 1905. Son frère, Laurent, devint Père Blanc lui aussi. Il suivit son aîné dans toutes les étapes de sa formation, à une année de distance, et jusqu’à Mua, son premier poste.

Le Père Louis Denis partit le 5 août 1905 avec la 24e caravane, et arriva le 30 du même mois à l’embouchure du Zambèze, à Chindé. Il poursuivit alors son voyage avec ses confrères de caravane, d’abord en bateau sur le Zambèze, puis à pied, par étapes de 20 à 25 kilomètres par jour, jusqu’à Mua, son premier poste.

Fidèle aux instructions du Fondateur et aux directives de ses Supérieurs, le Père Denis se mit aussitôt à l’étude de la langue et des coutumes des populations locales. Dès le début il manifesta dans son travail cette ardeur qui le caractérisa toute sa vie. D’ailleurs comment exercer l’apostolat sans une connaissance profonde de la langue et de la culture du peuple auquel le missionnaire était envoyé? Comment travailler sérieusement au développement des ces régions sans s’imprégner d’abord de la propre civilisation des habitants?

On peut dire que le Père Denis fut réellement une des ces figures de missionnaire-pionnier qui ont fait honneur à l’Eglise et à leur pays. Il n’avait rien d’un grand chef, manœuvrant de loin les hommes et brassant les affaires. Il fut tout simplement un prêtre de la base, un travailleur infatigable, œuvrant en profondeur, n’ayant qu’un seul souci: celui d’être avant tout un homme de Dieu, au service de sa Foi et du pays qu’il considéra toujours comme sa deuxième patrie. Le Malawi, et plus précisément le Diocèse de Lilongwe, le Central Angoniland, était en effet devenu son pays. Pendant les 61 années qu’il passa au Malawi, il ne retourna qu’une seule fois en France, en 1921, pour quelques mois de repos et de recyclage. Il travailla successivement, et principalement, dans les postes de Mua, Ntakataka, Nambuma et Ludzi. Partout où il passa, la population, chrétiens et non-chrétiens, se souvient encore de ce prêtre humble et serviable.

L’année 1906 marque une date dans la vie du Père Denis et fait ressortir les traits principaux de sa personnalité d’apôtre: pasteur d’âmes, courageux dans les difficultés, tout orienté vers le service du prochain. Il commence à prêcher, à faire le catéchisme, prend sa part des tournées apostoliques dans les succursales, s’occupe des écoles et des catéchuménats, écoute les confessions, prépare ses classes…C’est aussi l’année de sa première épreuve de santé au contact du climat africain: une forte crise de malaria, suivie d’une hématurie inquiétante, le secoua sérieusement. Le poste ne disposait pas de quinine à ce moment-là. La vie du Père ne fut sauvée, semble-t-il, que grâce à des injections d’eau salée et de décoctions de plantes locales. Son intérêt pour les plantes africaines date de cette époque. Il y voyait un moyen de soulager les africains eux-mêmes. En 1955, sa collection comportait plus d’un millier d’herbes et de fleurs. Chaque plante était classifiée selon son embranchement et sa classe, avec son nom en latin et en chinyanja (langue de la région), et très souvent aves des références à utilisation traditionnelle de ces plantes: médicinale, rituelle, alimentaire.

Toute sa vie il restera ce missionnaire, ce prêtre fidèle à ses devoirs, participant pleinement à toutes les activités de la mission, malgré des attaques de malaria fréquents. Toute sa vie il restera disponible et au service des autres. Il était l’homme de tous: confrères, chrétiens et non-chrétiens le consultaient volontiers lui soumettant leurs problèmes les plus divers ou leurs difficultés.

Les deux premiers tiers de la vie missionnaire du Père Louis Denis peuvent être placés sous le signe de la brique. Les constructions réalisées sous sa direction pendant les trente premières années sont très nombreuses. Il édifia à Likuni la première école normale, la maison de communauté des Sœurs, la première école pour filles et commença l’hôpital qui est toujours en service. Il surveilla la construction de plusieurs écoles et catéchuménats. Ce fut encore lui qui traça et réalisa plus de 25 kilomètres de routes, de Karungu à Nambuma. Il jeta un pont en bois sur le Nazipulu, au nord de Ntakataka, et un autre, à toute épreuve, en briques et ciment, sur le Likuni, près de Likuni.

Pour faire plaisir à ses briquetiers et à ses maçons, le Père Denis allait de temps en temps à la chasse - le gibier était abondant à cette époque - il pouvait ainsi faire des distributions de viande à ses ouvriers. Au cours d’une de ces chasses, il lui arriva une singulière aventure qui lui valut l’admiration de la population. Le Père avait posé son fusil contre un arbre; lui-même s’était adossé à un arbre voisin pour prendre un peu de repos. Il parlait avec ses compagnons lorsque surgit un léopard qui se dirigea vers le groupe. En un clin d’œil tous grimpèrent aux arbres le plus proches et le Père Denis se trouva seul face au fauve. A coup de pieds, à coup de poings, il réussit à tenir la bête en respect. Après quelques minutes de lutte, un des fuyards parvint à distraire le léopard en frappant de sa lance l’arbre sur lequel il était perché. Le Père put ainsi récupérer son fusil et tuer le léopard attiré par le bruit…Le Père sortit de l’épreuve avec une vilaine plaie au-dessus de l’œil droit, dont il conserva la cicatrice.

Le gibier n’était qu’un appoint et ne rapportait pas l’argent nécessaire à la construction des routes, des ponts, des dispensaires. Les ressources de la mission étaient loin d’être abondantes. Pour se procurer plus rapidement les matériaux requis et l’argent liquide nécessaire pour les salaires, le Père lança un élevage de porcs. La graisse et une partie de la viande allaient aux hôtels de Dedza et du lac, et même jusqu’à Blantyre, tout au Sud du Malawi. Son ingéniosité, son travail acharné et sa patience inlassable lui ont permis de mener jusqu’au bout ce qu’il entreprenait pour le bien de la Mission et du pays.

Le savoir-faire de ce pionnier, son dévouement à l’égard de la population du pays ne passa pas inaperçu. Les autorités civiles en eurent connaissance et comprirent quel homme il était. Aussi le gouvernement du Nyassaland fit-il plusieurs fois appel à lui. Ainsi durant la première guerre mondiale le Père Denis fut nommé “Medical Officer” [officier médical] en charge de la vaste région au sud de la rivière Linthipe, comprenant les territoires des chefs Kachindamoto, Pemba et Ndindi. En 1919, il fut préposé à la campagne contre la grippe espagnole dans le district de Mchinji…

Le Père Louis Denis a maintenant plus de soixante ans. Quarante années consécutives d’un travail sans arrêt l’ont fatigué. Il va consacrer le dernier tiers de sa vie d’apôtre, 1945 à 1966, à des occupations plus adaptées à ses forces. Ces vingt dernières années ne furent certainement pas calmes pour ce prêtre zélé et actif apprécié de la population; jusqu’à la fin il s’intéressa à tout ce qui touchait à l’Afrique, le Malawi, le développement du pays et plus spécialement les postes de mission où il avait œuvré. Bien des choses avaient changé depuis quarante ans; bien des progrès avaient été réalisés: En 1905, quinze missionnaires, vingt-cinq catéchistes, 5 760 catéchumènes, 43 baptisés, 26 écoles primaires, quatre postes de mission. En 1946, soixante-neuf missionnaires, sept prêtres autochtones, vingt-cinq Sœurs européennes, seize Sœurs africaines, 639 catéchistes, 10 500 catéchumènes, 62 000 baptisés, 1 072 écoles primaires de brousse, 97 écoles centrales primaires et secondaires, treize écoles normales et professionnelles, un petit et un grand séminaire, dix-sept postes de mission.

Dégagé désormais de ses soucis de constructeur, le Père Denis consacra le temps qui n’était pas pris par ses fonctions sacerdotales à ses confrères plus jeunes. Là encore il fait figure de pionnier. Il put continuer de façon plus suivie sa collection de plantes; ses loisirs lui permirent de consulter les spécialistes de la médecine traditionnelle, les devins, les vieux des villages. Il inspirait confiance, savait parler aux gens, et, bien souvent, on confiait au “vainqueur du léopard” des secrets que l’on n’eût révélés à personne d’autre.

Le Père Denis mena de pair botanique et jardinage. Il essaya d’inculquer aux habitants des villages voisins les rudiments du jardinage, les encouragea à créer des vergers et des jardins potagers. Il les aida non seulement de ses conseils, mais leur fournit bien souvent les premières graines, les premiers plants. Lui-même expérimentait dans son jardin les différentes variétés de semences, et, à Ludzi, où il passa les vingt dernières années de sa vie, il planta, à titre d’essai, quelque 800 caféiers d’origines diverses. Pionnier, le Père Denis le fut encore en introduisant au Malawi le bambou d’Asie et la goyave blanche.

En vue de faciliter aux jeunes missionnaires la connaissance de la langue et des coutumes, le Père Louis Denis termina le dictionnaire français-chinyanja commencé par son frère Laurent, mort en 1936, et compléta ses notes sur les moeurs et coutumes de populations qu’il connaissait depuis tant d’années, les Achewa surtout, mais aussi les Angoni et les Yao. Il participa également très efficacement à la rédaction des réponses aux questionnaires 1951-1957 sur les coutumes locales des habitants de son diocèse, à la demande du Supérieur Général des Pères Blancs.

Le Père Denis était de la trempe de ces grands missionnaires-initiateurs du début du 20e siècle. En apportant l’Evangile aux populations de l’Est Africain, il voulut aussi contribuer à leur mieux-être: il se fit constructeur, ingénieur des Ponts et Chaussées, assistant médical, jardinier, botaniste, conseiller agricole, ethnologue, linguiste, chasseur, explorateur, selon ses possibilités et selon les circonstances. C’était un homme profondément modeste. Sa renommée de missionnaire et de pionnier fit cependant tache d’huile et le gouvernement français le décore en 1961 de la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur. Il était ainsi le troisième missionnaire français du Malawi à obtenir cette décoration, après Mgr Guillemé, Vicaire Apostolique du Nyassa, et Mgr Auneau, Vicaire Apostolique du Shiré.

Le Père Louis Denis est mort le 13 mai 1966; son enterrement eut lieu le lendemain. Ce fut un triomphe. Mgr Fady, Evêque de Lilongwe, présida les funérailles. Toutes les paroisses, toutes les organisations étaient représentées. Les chrétiens et les non-chrétiens étaient venus en foule compacte pour rendre un dernier hommage à leur Père; de nombreuses autorités civiles et militaires avaient tenu à assister à la cérémonie. L’Ambassadeur de France, absent du pays, était représenté par le Conseiller de l’Ambassade. Le Chef du Gouvernement, le Dr Banda, élu président désigné de la future République du Malawi un mois plus tard, avait délégué le Ministre des Transports qui exprima la gratitude du Premier Ministre et du peuple malawien pour l’œuvre accomplie par le Père Louis Denis durant ses 61 ans de vie missionnaire dans le pays.

René Lamey


Notes:

  1. Les premiers missionnaires anglicans, membres de “University Mission to Central Africa,” attirés par Livingstone, étaient arrivés au Nyassa en 1861. En 1875, les missionnaires de la “United Free Church of Scotland”, presbytériens de l’Eglise Unie d’Ecosse, s’y établissaient à leur tour. L’année suivante, survenaient les pasteurs de l’Eglise établie d’Ecosse: “Church of Scotland Mission “ qui donnèrent à leur fondation le nom de Blantyre, ville natale de Livingstone.

  2. Le 11 janvier 1890, au reçu d’une note nette et impérative de Lord Salisbury, Lisbonne capitulait: Serpa-Pinto était rappelé, désavoué, et le Nyassaland devenait colonie britannique.


Bibliographie

Archives des Pères Blancs, Maison Généralice Rome.

Petit Echo 1966/7-8 et 1966/12.

Instructions de Son Eminence le Cardinal Lavigerie à ses missionnaires, Maison-Carrée (Alger), 1908, 361 pages.

Evêque, Roi des Brigands, Monseigneur Dupont, premier Vicaire Apostolique du Nyassa, par le Père Henry Pineau, Turnhout, 1938, 302 pages.

Monseigneur M. Guillemé, Vicaire Apostolique du Nyassa, par le Père J. B. Rouviere, Belbeke, 1942, 70 pages.

Un fils d’Alsace, Evêque Père Blanc (souvenirs de Mgr Fady, Evêque de Lilongwe), Bar-le-Duc, 1975, 261 pages.

Lavigerie, l’esclavage africain et l’Europe, Tome I, Afrique Centrale, par le Père Fr. Renault, Paris, De Boccard, 1971, 433 pages.


Cet article, réimprîmé ici avec permission, est tiré d’Hommes et Destins: Dictionnaire biographique d’Outre-Mer, tome 2, volume 1, publié en 1977 par l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (15, rue la Pérouse, 75116 Paris, France). Tous droits réservés.