Collection DIBICA Classique

Tous les articles créés ou soumis au cours des vingt premières années du projet, de 1995 à 2015.

Javouhey, Anne-Marie (B)

1779-1851
Église Catholique
Sénégal

Le XIXe siècle a été fertile en vocations missionnaires. Une des plus opiniâtres et des plus fécondes fut celle d’Anne-Marie Javouhey, née en 1779 dans un village de Bourgogne, Jallanges, vocation précoce qui s’affermit pendant les persécutions religieuses de la Révolution. Dès 1798, elle s’engageait dans des vœux religieux, encore clandestins, qui devenaient officiels l’année d’après, où elle entrait dans une petite communauté de Sœurs de la Charité à Besançon; elle la quittait très vite pour créer une petite congrégation enseignante où la rejoignaient deux de ses sœurs. Après avoir changé plusieurs fois de résidence, les jeunes religieuses se fixaient au Chamblanc dans la maison même de leur père et s’adjoignaient la dernière sœur. En 1805, c’est à Chalon-sur-Saône que la fondatrice s’installait sous la protection de dom de Lestrange, abbé général des Trappistes, et de l’évêque d’Autun, et ouvrait une école de filles; en 1806 elle créait officiellement la congrégation de Saint-Joseph et transportait la maison-mère à Cluny en 1812. En 1815, la Mère Javouhey devenait à Paris, avec quelques religieuses, l’ardente propagandiste de la méthode d’enseignement mutuel, si à la mode au début de la Restauration. Les brillants résultats qu’elle obtenait la faisaient connaître et le gouvernement lui demandait d’aller ouvrir des écoles et des hôpitaux dans les anciennes colonies que la France récupérait.

Le premier départ de religieuses, pour Bourbon, eut lieu en 1817, suivi d’un second dès 1818, et d’un troisième pour le Sénégal en 1819, sous la conduite de Mère Rosalie, la plus jeune sœur de Mère Javouhey. Cependant en France les fondations se multipliaient, notamment dans l’Oise et en Gironde, et en 1822 des départs avaient lieu pour Cayenne et la Guadeloupe et celui même de la révérende Mère pour Saint-Louis. Elle allait y rester deux ans, jeter sur le Sénégal un regard neuf et exempt de préjugés dont témoigne sa correspondance si spontanée, primesautière, exempte de toute fioriture. Elle fut conquise immédiatement par le pays, où elle ne revint jamais, mais qui resta toujours le plus proche de son cœur. Elle réorganisa la mission de Saint-Louis, créa une maison à Gorée et en 1823 obtint une concession à Dagana, dans la basse vallée du Sénégal, pour s’y livrer à la culture suivant les projets alors en vigueur et que le baron Roger, gouverneur du Sénégal–auquel la liait depuis plusieurs années une solide amitié–était chargé de réaliser. Elle passa quelques mois à Sainte-Marie de Gambie pour installer ses sœurs, à qui le gouverneur Mac Carthy confiait l’hôpital. Un voyage à Albreda, un autre à Sierra Leone où elle tombait gravement malade, et elle revenait encore quelques mois à Saint-Louis avant de regagner la France en mars 1824.

Le 21 avril 1824, la Mère Javouhey écrivait au Ministre de la Marine pour lui demander l’autorisation d’élever de jeunes noirs en France et au Sénégal. On ferait des garçons des prêtres ou des instituteurs, des filles des religieuses ou des institutrices. “Ce projet que je médite depuis longtemps [1] se rattache naturellement au grand projet de civiliser l’Afrique, d’en faire un peuple agricole, laborieux, et surtout honnête et bon chrétien.” Son premier pensionnaire à Bailleul-sur-Thérain (diocèse de Beauvais) fut un jeune Galibi de Guyane rejoint rapidement par sept jeunes garçons sénégalais et trois fillettes. Le Ministère était non seulement consentant mais apporta constamment une aide. Malheureusement la plupart devaient mourir et parvinrent seulement à la prêtrise (en 1841) les trois abbés sénégalais Boilat, Fridoil, et Moussa dont la vie a été souvent retracée.

Cependant la congrégation continuait à essaimer: 1822 Cayenne, 1824 la Martinique, 1826 Saint-Pierre et Miquelon ainsi que Pondichéry, sans compter les fondations en France, Rouen, Breteuil, Fontainebleau, Brest, Alençon … Dans les colonies lointaines, son existence n’était pas toujours facile et la Mère Javouhey suivait avec attention les débats avec les préfets apostoliques, donnait des conseils aux religieuses, intervenait elle-même, notamment au Ministère, pour leur conserver leur liberté d’action.

En 1827 le Gouvernement français décidait de reprendre sur de nouvelles bases la tentative guyanaise de colonisation de la Mana (1821) qui avait échoué à la Nouvelle-Angoulême et pour cela fit appel à Mère Javouhey. Elle partit pour Cayenne en 1828 avec trente-six religieuses, une douzaine d’orphelins et cinquante colons. Elle s’attachait, aussitôt arrivée, à la mise en valeur du domaine concédé sur la rive droite du Maroni, en bordure de mer, traversé par la rivière Mana et son affluent Acarouany: construction du village, assainissements, défrichements, mise en culture (manioc, riz, bananes), élevage, exploitation de la forêt. La colonie était destinée à accueillir des orphelins, garçons et filles, qui arriveraient progressivement et auxquels on apprendrait à cultiver la terre.

En 1831 le gouvernement de Louis-Philippe décidait que les Noirs de traite récemment introduits seraient reconnus libres et employés pendant sept ans dans des ateliers publics avant leur libération définitive. Ceux-ci furent particulièrement mal organisés, et le Ministère de la Marine décida de confier les nouveaux libérés à Mère Javouhey dès 1836, si bien que la colonie se développa sans l’apport d’européens. Mais les bras étaient suffisamment nombreux pour que les travaux continuent. En 1838, la Mère Javouhey partageait 75 hectares de terres préparées entre les 185 premiers libérés. A cette époque l’établissement comptait 560 personnes dont 528 noirs. L’entreprise était totalement autonome et conduite avec fermeté. L’éducation religieuse et morale n’était pas négligée. La Mère envisageait comme un aspect essentiel de sa tâche de faire accéder les Noirs, hier encore esclaves, à la pleine conscience de leur condition d’hommes libres. Elle avait une vision très claire des limites de cette entreprise et désirait, ainsi qu’elle en fit part en 1841 à l’amiral Duperré, ministre de la Marine, que la colonie accueille toujours plus largement quelque trois mille enfants esclaves qui restaient à libérer. L’attention qu’elle portait depuis ses jeunes années aux problèmes de l’éducation lui faisait souhaiter que ces enfants reçussent, pour pouvoir se lancer dans la vie avec un maximum de chances, une formation appropriée. Celle-ci nécessitait une aide financière que le gouvernement lui refusa par crainte de l’opposition du Conseil colonial de Cayenne. Dès lors, la Mère Javouhey, qui n’était rentrée qu’une fois en France, en 1834 et 35, séjour tout occupé par un conflit avec l’évêque d’Autun qui prétendait être supérieur général de la congrégation, songea à un retour définitif et quitta Mana le 18 mai 1843.

Elle retrouvait sa congrégation en plein essor. Depuis 1847 les sœurs de Saint-Joseph avaient pris pied en Océanie, en 1848 à Mayotte, Nossi-Bé et Madagascar. Mais aux tracasseries de l’évêque d’Autun s’ajoutait l’inquiétude pour Mana. Les compliments étaient toujours aussi nombreux; cependant le 1er janvier 1847, la colonie passait sous le contrôle direct du gouverneur de la Guyane, ce qui ne l’empêchait pas, malgré l’évolution économique, de vivre dans l’esprit que la fondatrice avait voulu instaurer. La santé d’Annee-Marie Javouhey s’affaiblissait; elle dut renoncer au début de 1851 à un voyage à Rome pour présenter sa Congrégation, et elle s’éteignit le 15 juillet, au terme d’une vie consacrée à l’amélioration de la condition des Noirs et à leur affranchissement.

Paule Brasseur


Notes:

  1. Malheureusement la correspondance qu’elle entretint au sujet du clergé indigène avec l’abbé Baradère, préfet apostolique du Sénégal de 1820 à 1822, a disparu.

Bibliographie

JAVOUHEY, Vénérable Anne-Marie. Recueil des lettres de la fondatrice et première Supérieure générale de la Congrégation de Saint-Joseph de Cluny. Paris, J. Mersch. - 23 cm. Tome l, 1909, 353 p. - T. 2, 1911, 321 p. - T. 3, 1913, 242 p. - T. 4, 1915, 352 p. - T. 5, 1917, 422 p.

DELAPLACE, R. P. La Révérende Mère Javouhey, fondatrice de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny. Histoire de la vie, des œuvres et missions de la Congrégation. Paris, Librairie catholique internationale de l’œuvre de Saint-Paul. - 25 cm. - T. l, 1885, 595 p. - T. 2, 1886, 692 p. - 2ème édit. revue et refondue par le P. KIEFFER. La vénérable Mère Anne-Marie Javouhey. Paris, 1914.- 2 vol.

FONTAINE, Mère Léontine. Annales historiques de la Congrégation de Saint-Joseph de Cluny. Solesmes, Impr. Saint-Pierre, 1890. - 24 cm, 796 p.

GOYAU Georges. Un grand “homme.” Mère Javouhey, apôtre des Noirs.

Paris, Plon, 1929. - 18,5 cm, IV -295 p., 4 pl.


Cet article, réimprîmé ici avec permission, est tiré d’Hommes et Destins: Dictionnaire biographique d’Outre-Mer, tome 2, volume 1, publié en 1977 par l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (15, rue la Pérouse, 75116 Paris, France). Tous droits réservés.